Trois histoires d’oubli Djaimilia Pereira de Almeida

Au seuil de la mémoire, de la conscience souvent aussi, trois récits pour laisser entendre les souffrances et les échos, les culpabilités et les refuges, bref l’Histoire derrière les perceptions hallucinées, poétiques et sensibles, que peuvent en avoir un ancien capitaine, un ancien militaire et un esclave. Par de très beaux changements de points de vue, par une musicalité de sa langue et des perceptions dont elle cerne la déperdition, Djaimilia Pereira de Almeda sonde les rapports complexes entre le Portugal et l’Angola, la société d’invisibles et de réduits au silence, les mots et désirs de dire qui jusqu’au dernier instant animent, malgré tout, les femmes et hommes. Trois histoires d’oubli aux confins d’un réalisme magique, d’un lien avec l’extériorité d’un jardin, d’un potager ou d’une cabane en forêt fait entendre la solitude et les espoirs éperdus qui nous relient.

Voilà un moment, à cause des réseaux et relations, des rachats et changements de propriétaires, que je n’avais pas parlé d’un livre des éditions Viviane Hamy. Avec ce très curieux roman dont on ne sait s’il est angolais ou portugais (l’autrice est née en Angola, a vécu au Portugal), dont la composition même est assez étonnante (trois longs récits d’une centaine de pages), on reste intrigué et assez convaincu du charme qu’offre Trois histoires d’oubli. Tout d’abord, peut-être par ce qu’il, paraît-il, il ne faut pas faire : les trois histoires offrent un très curieux, fascinant après avoir été un rien déroutant, changement de narrateur. On passe du je au il, on glisse souvent dans le fantastique afin de mieux faire résonner les échos de l’oubli, de cette lente perte de soi, de l’attachement à une minuscule parcelle du monde qui en ressort. Djaimilia Peireira de Almeida offre alors un style assez particulier, curieusement plutôt représentatif d’une forme romanesque qui s’offre des détours vers la poésie, voire vers une forme de philosophie vaguement dévoyée en leçon de vie : densité et profondeur de l’humain, de sa beauté en dépit de sa culpabilité, de cette tardive perte de conscience de ce que l’on a vécu au moment — qui s’en serait douté ? — de le perdre. C’est touchant, nous ne voudrions nullement ironiser et cela précisément par la forme, par le fait que ces trois récits jamais totalement ne se répondent, ne se concluent non plus ni offrent une forme de rédemption ou d’échappatoire. Chacun y est enfermé dans sa conscience, dans sa vie spectrale, face à l’acuité d’une culpabilité dont l’autrice veut montrer, je crois, la portée, les motifs. C’est à mon sens le charme de Trois histoires d’oubli : les récits s’écartent du commentaire ou de la morale, se tiennent à hauteur de leur personnage dont ils explorent les méandres cérébraux. Nous en parlons dans L’épreuve de l’individu (à paraître très bientôt), les seuls romans-monde, comme on dit, sont ceux qui parviennent à décrire nos labyrinthes cérébraux, leur solitude, l’effacement aussi d’une conscience qui ne cesse d’y affronter ses limites et mensonges. Nous avons d’abord le personnage du Capitaine Célestino qui jamais ne sera seulement la mauvaise conscience esclavagiste d’un pays, la beauté et la richesse née de ce lucratif commerce. Un pirate revient à terre, on le craint et l’admire vaguement. Lui, il cultive son jardin, se passionne ses œillets derrière lesquelles il se retranche. Un refuge, semble nous suggérer Trois histoires d’oubli s’avère toujours une autre forme d’enfermement. La saisie surtout d’un glissement tant l’autrice parvient à restituer l’effacement de soi, l’autre forme de conscience qu’elle tente également de dire dans le récit suivant, « Raz de marée. » « Non pas parce que, grâce à quelque truc de magicien ou par maladie poétique, ses souvenirs auraient pris corps, mais parce que sous le ciel il y a de la place pour tout ce qui est et aussi pour tout ce qui a été, dans une cohabitation des vivants et des trépassés, de ce qui a dépéri ici et ce qui germera quelque part. » Le capitaine est captivé par la beauté qu’il crée, soumis surtout au temps et à son oubli. Même les fantômes de sa culpabilité s’effacent, cette jeune fille néerlandaise. Des bribes de conscience qui viennent percer le récit, en éclaire, comme si nous étions face au journal du capitaine, la perte. Des instantanés que l’on pourrait dire poétique, des éclats, l’imminence de la démence facilement se confond avec la lucidité : « Aujourd’hui, fenêtres ouvertes. Le brouillard gromelle. Il faudrait lui arracher la queue. » Très vite le récit s’orne d’une très grande tension, de l’invasion de la fatalité, d’une très grande solitude. Des gestes aussi des enfants qui viennent écouter ses histoires, une dernière fois l’amène à la mer. L’enfermement sans doute dans son propre récit.

Après des décennies de lecture il était lui-même le feuilleton, et les jours et les minutes qui passaient, les lignes de la seule histoire qu’en vérité il eût jamais lue : celle qu’il se racontait à lui-même à mesure qu’il avançait dans l’existence.

Ces lignes de « Brume », le troisième récit semble offrir un lien entre les trois histoires : elles convergent toute vers l’instant où le narrateur devient ce qu’il raconte, où le récit dessine celui d’une conscience qui s’efface, les cernes de l’oubli et les fantômes de la mémoire. Continuons à croire que la solitude, et son isolement, reste un parfait miroir de nos sociétés, de l’exigence de soutien et de compagnie qu’elle met, douloureusement, à jour. Dans le second récit, Boa Morte, un nom presque trop signifiant (la bonne mort, c’est sans doute cette crainte et aspiration que convoque et chasse Trois histoires d’oubli), est lui aussi un homme nu, un homme comme exilé dans sa propre vie, un fantôme qui alors peut en percevoir, trop tard, la valeur. Djaimilia Pereira de Almeida suggère ici, sans insistance, un discours social : le personnage est un angolais ayant combattu au côté des portugais. Quand il revient à Lisbonne, il est laissé à l’abandon, ignoré, condamné à garder des places de parking pour un chiche et éventuel pourboire. Sa seule consolation, son seul enfermement, comme dans le précédent récit, sera décrire un récit, monologue souvent déchirant d’être halluciné, d’écrire à sa fille restée dans son pays, avec sa mère qui a décidé de le quitter à cause de sa violence, à cause aussi de sa certitude à elle que le Portugal pour lui ne fera rien. Et pourtant, Boa Morte se trouvera un arpent de paix, un territoire à arpenter comme si ainsi il pouvait se sentir exister avant de s’en sortir prisonnier. En pensant au très joli Boue de Christos Armando Gezos , on ne parvient malgré tout pas à s’empêcher, que la boule au ventre, l’hernie ombilicale ici, serait une incarnation de cette royauté maladive, paraisse un symbole un rien excessif, appuyé pour le moins. L’homme, comme nous tous, est en train de mourir et se débat dans une pauvreté à laquelle Djaimilia Pereira de Almeida parvient à donner toute la noblesse. La folie sans doute aussi. La fraternité de ceux qui errent, ceux qui se parlent tout seul. Boa Morte soutient, parfois, comme il peut, Fatinha, une SDF sans doute schizophrène. Lui qui ne cesse d’écrire à sa fille, la comprend, sait l’écouter comme il parvient à se créer un petit potager, un peu de légumes pour retrouver un peu de fraternité. Ça ne suffit sans doute pas, mais un instant est sauvé. Il faut surtout souligner la beauté des instants d’hallucination, les trains pris au hasard, les fragments d’une réalité éperdue par définition ou presque ; très belle vision aussi de Lisbonne.

Il s’en remettait à sa cabane qui n’était pas un rêve, juste une idée, peut-être même pas une idée, juste un désespoir très ancien, un chœur de sanglots dans la nuit ou une histoire racontée par le vent, ballade d’esprit.

Le superbe flottement narratif tient, pour moi, précisément à ce support onirique, spectrale, fantastique pour le moins, qui en fait toute l’incertitude, l’oubli et l’effacement. Le cœur de ces trois récits est l’oubli, l’hallucination, la confusion, nous continuons à croire qu’il s’agit d’une forme de perception exacte. Le troisième récit est tout à ce flottement, un ancien esclave se construit une cabane, sans doute n’est-ce que les mots qu’il se raconte, qu’il lit, pour s’échapper. Peut-être une incarnation de Trois récits d’oubli : un lieu imaginaire qui enferme et libère, dont on sait urgence et secours au moment de le perdre. La prose de Djaimilia Pereira de Almeida parvient à se faire onirique, inquiétante et obsessive sans jamais se répéter, procédant comme par enroulements, par fragmentation et revenance de ce beau mystère que nous sommes.


Un grand merci aux éditions Viviane Hamy pour l’envoi de ce roman.

Trois histoires d’oubli (trad : Dominique Nédellec, 362 pages, 23 euros)












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Un
grand merci aux éditions Viviane Hamy pour l’envoi de ce roman.

Trois
récits d’oubli

(trad : Dominique Nédellec, 362 pages, 23 euros)

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