La boue Christos Armando Gezos

Les bouleversements d’un homme à travers les fictions qu’il s’invente, les culpabilités qu’il entretient et occulte, ses flottements entre deux langues et les multiples références littéraires avec lesquelles il tente de composer. Monologue halluciné où se dévoilent les intestines obsessions d’un narrateur hanté par sa famille et ses fuites, par son désir éperdu de lucidité, de connaissances et de lectures, bref de cette vie à laquelle il aspire autant qu’il en rejette les tromperies, notamment sentimentales, et les trompeuses apparences. Dans son premier roman, Christos Armandos Gezos livre le portrait, sensible derrière ses multiples références intellectuelles et la pluralité des degrés de lecture, de l’abandon tardif de ce qui ne sont pas seulement illusions juvéniles, mais insidieusement les douleurs de l’exil pour ces grecs de l’Épire. Dans l’étincelante densité de sa prose, dans son perpétuel flottement entre ce que pense ce que fait le narrateur, La boue se révèle captivant.

Pour un peu, nous penserions que notre carnet de lecture se trouverait justifier par les hasards de lecture, leur impression d’inquiétantes continuités parfois offertes, ouverts par ce livre. Nous ne nous attendions absolument pas à entendre à nouveau parler de la manière dont la Grèce a traité sa population qui, arbitrairement, c’est trouvé relégué sous la dictature albanaise. Certes, nous ne pourrions penser que ce rapprochement avec Dieu leur dit de Sotiris Dimitriou invite à penser à une actualisation éditoriale de cet épineux problème identitaire. Soulignons alors, pour commencer à parler de La boue que le choix éditorial, à nouveau novateur, des éditions MF prolonge la surprise de l’enjeu politique de ce roman. Après le noir de Palais Mental, le gris de Improsion Exprosion, MF a décidé d’opter pour un jaune. Avouons que l’écriture en blanc rend assez compliqué la lecture de la quatrième de couverture. Pas un souci en soi. (Pendant que nous en sommes aux détails graphiques, notons la curieuse idée de mettre en bas de page, aligné à droite, à la place du numéro de page, le premier mot de la page suivante ; comme si, tentons cette hypothèse, la pensée du narrateur courrait trop vite, avait toujours comme un mot d’avance, voire était incapable de, comme on dit, tourner la page). Pour en terminer avec notre rapprochement finalement hasardeux, parlons un bref instant des différents choix de traduction qu’impose les termes dialectaux, les soudains glissements vers une réalité passée, douloureuse, que dévoile subrepticement Christos Armando Gezos. Là où Marie-Cécile Fauvin pour Dieu leur dit et Heureux soit ton nom choisit d’avoir recours au patois du Haut-Forez, Clara Nizolli opte pour un jeu sur les chuintements, les variations de prononciations, les termes spécifiques.

tu réfléchis bien sûr et réfléchi tu réfléchis toujours mais tu finis toujours par prendre Vous m’entendez ? les mauvaises décisions comme si tu voulais ensuite avoir un prétexte pour râler et te reprocher de toujours prendre les mauvaises décisions ou peut-être qu’il n’y a pas de bonnes ou de mauvaises décisions simplement que chacun de nos choix a finalement exactement le même résultat c’est à dire qu’il conduit au marasme et à la déception.

Reprenons autrement pour parler de ce livre très singulier. Le narrateur revient à Athènes après une fuite de un an, il ne cesse de s’inventer de glorieuses culpabilités, des excuses où pointent d’obscures remords. Le narrateur semble un menteur compulsif, un écrivain qui s’invente sa vie autant, au moins, qu’il ne la vit, qu’il ne la lit. Il faut sans doute d’emblée le dire, la plongée dans ses pensées tient autant à la poétique qu’à la psychologie. Le texte est empli de références à Nick Cave, à la poésie grecque aussi que la traductrice a la bonne idée d’expliciter. Le vide d’une jeunesse qui s’enfuit à bas bruit. Je pense ici à une notation du Journal de Leiris : Aragon lui confiait que la vingt-neuvième année était la plus compliquée à passé. Les ultimes réticences, à ce qui se murmure avec insistance, à accepter la normalisation, la réalité prétendument unique, de l’âge adulte. On espère conserver longtemps une sympathie instinctive pour l’ensemble de ces récits désespérés, pour tous les textes qui nous montrent comment on s’efforce de ne pas composer avec, comment s’inventer en permanence une réalité autre. La boue en fait entendre la scansion obsessive, l’amalgame du passé et du présent. Ça revient comment, un disparu ? Comment, un jour sonné à la porte de son ancienne amoureuse ou de sa sœur ? En se souvenant, qui sait, des subterfuges employés quand le narrateur faisait du démarchage. Comme on revient, comme l’illustration de couverture, à une image qui se détache. Si l’on devait exprimer l’once d’une réticence, ce serait sans doute celle-ci : Christos Armando Gezos fait admirablement entendre la corporelle panique alimentaire de son héros que, si facilement, il serait facile de prendre pour un de ses alter-ego. On aime un peu moins, comment ce refus de s’alimenter semble trouver une explication platement traumatique. Passons. Presque aussi entendu, on aime énormément le récit d’une éducation artistique, son effréné désir de lire, les films qu’il faut aller voir, la certitude que le reste est de si peu d’importance. On peut d’ailleurs penser que l’auteur s’empare de ces codes, déjoue quelque peu le roman de formation d’un personnage comme Jacques Rigault, d’un roman comme Le feu follet. C’est sans doute le plus réussi de La boue, malgré sa maîtrise, son talent à brouiller les pistes, le texte demeure viscéral, réveille tout ce que peut avoir de suicidaire cette colère. Peut-être faut-il un peu s’y reconnaître. Allez savoir. Très vite, on comprend, avec cet égoïsme magnifique, magnifiée surtout car l’auteur sait en montrer toutes les ambivalences, que le narrateur revient pour mieux disparaître, pour le faire savoir, pour ne pas laisser son probable, fictif, suicide se réduire aux habituelles explications. Tout tient alors aux différents niveau de discours de La boue : tout enfermé qu’il soit dans ses remémorations, dans ses paniques alimentaires, le narrateur écoute la rumeur du monde, tente d’en restituer le passage, le flottement. C’est parfois un peu déroutant, toujours captivant cependant. Les dialogues, avec les italiques qui viennent comme comnenter ce que pense le narrateur, tout ce qu’il ne saurait dire, son à ce titre passionnants. Surtout celui avec son ancienne petite amie. Il en faut de l’attachement, de la confiance dans son malheur, pour revenir vers ceux que l’on fuit. Peut-être que l’on s’invente des fictions uniquement pour qu’elles soient contredites, que la réalité se révèle plus forte, pour continuer à croire que l’on pourra lui imposer une interprétation. Le monologue dès lors pour mettre en lumière tout ce que l’on tait. L’écrivain serait-il un fieffé menteur, phagocytant ses proches, s’alimentant de ses propres souffrances comme pour mieux, à l’écrit, en comprendre les aveuglements et égoïsmes ? Pas seulement, peut-être. Au-delà des questions de traductions précédemment évoqués, la langue reste le plus sûr endroit des retours d’exil. La langue de l’enfance, celle subtilement différente que celle parlée à Athènes (celle aussi de la culture majoritaire dans laquelle se noie le narrateur), les toponymes et termes dialectaux, montre cet attachement au village, l’incapacité à y revenir après avoir voulu tant et tant le fuir. Des mots et expressions, malgré soi reviennent pour montrer le non-dit.Alexandros se rêve en criminel en fuite, c’est peut-être seulement sa famille qu’il fuit, qu’il veut rassembler pour un adieu définitif. Nous ne devrions pas être aussi affirmatifs. Le roman fait de la réalité un savant mélange d’inventions et de faits toujours plus interprétés que livrés, comme si cela était possible, tels qu’en eux-mêmes. Christos Armando Gezos parvient à faire entendre non tant les contradictions du personnage que ses failles, ces interstices de réalité où, tous, nous évoluons.


Un grand merci aux éditions MF

La boue (trad : Clara Nizzoli, 216 pages, 18 euros)

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