Le trille du diable Daniel Moyano

De la musique comme comique contre-point à l’horreur d’une vie en Argentine perdue entre isolement, pauvreté et emprise dictatoriale. Roman picaresque ramassé, orné de cette ironie comique qui fait le haut comique, Le trille du diable est le récit d’une passion dévorante pour le violon qui, dans un pays ravagé, donne toutes les formes possibles à la musique et de ce qui circule, grâce à elle, entre les hommes. On découvre grâce à ce roman assez étonnant Daniel Moyano dont la prose si musicale et surtout l’humour ravageur.

On est ravi de vous parler, à nouveau, d’un livre des éditions La dernière goutte, de leur gageure de jouer la rareté et de s’extraire ainsi de la surproduction éditoriale. Le trille du diable semble être parfaitement à l’image de cette ligne : une petite pépite au charme fragile, fugace telle la musique allait-on écrire si nous ne craignions d’emblée de mésuser de la métaphore musicale. Il faut le dire, ce sera la variation essentielle de ce roman : comment faire entendre les pouvoirs, les limites aussi, de cette passion pour le violon, comment ainsi, en creux, dessiner un portrait peu amène d’un pays. On aime énormément l’allure, assez échevelée, de conte dont Daniel Moyano pare son livre. L’humour sert, immédiatement, à situer la si révélatrice irréalité de son propos dont la sonorité semble, ironiquement, importer plus que la signification. « Ainsi parlait-il, sans qu’il fallût du tout voir dans ce qu’il disait le fruit de sa pensée, car il s’abandonnait au rythme, à la sonorité des mots, à d’inédites et fascinantes associations. » Magnifique scène d’ouverture sur la fondation mythique, parfaitement ratée, sans un cours d’eau, liée à une erreur dans la lecture d’une carte de cette ville où naîtra Triclinio, « en ces vastes et fantastiques solitudes du cône Sud. » Un flottement, une ville à l’écart, le père, littéralement, pourtant y fait son miel, s’extrait de la misère aveugle qui y règne. Il nourrit son fils du mythe de Paganini, virtuose violoniste qui réactive le légendaire pacte avec le diable. L’apparente inexistence de cette ville en fait la proie de l’absurdité de ce pouvoir qui ne cessera de pourchasser Triclinio. Avant de sombrer dans la si éclairante fantaisie, consignations la très belle manière dont Daniel Moyano montre comment la musique peut habiter un personnage, faire de lui une si complexe perception sonore.

Il mémorisait des phrases entières sans s’occuper de leur signification, les traduisant en rythmes, puis s’amusant à les noter sur la portée. Après quoi, il appliquait à ses mots à lui les schémas rythmiques obtenus, une façon d’apprendre la langue officielle des Argentins

Est-il utile de préciser que Daniel Moyano parle sans doute ici aussi de sa propre recherche stylistique ? Contentons-nous de préciser que la traduction d’Hélène Serrano nous permet, sans esbroufe ni insistance, de faire entendre cette musique. Là encore, à mes oreilles si souvent défaillantes, ce grand souci musicale permet de créer une distanciation ironique, de celle qui permet de dire toute l’horreur, sans s’appesantir, de la situation. Précisons alors au lecteur l’évidente, en dépit de la distance, identification entre le personnage et l’auteur qui lui aussi connu l’exil, parle en connaissance de cause des persécutions et autres ravages de la dictature qu’il a fuie en 1976. Triclinio reste un exilé, il découvre en Buenos-Aires, une ville de violoneux, surchargée de musiciens qui prétendent vivre de leur passion. « Et je vous avertis que ce n’est pas un rêve ; peu ou prou, ici tout le monde joue du violon. » Fort heureusement, comme l’indique son titre, Le trille du diable ne réduit pas la musique à sa puissance libératrice. Daniel Moyano, avec un humour véritablement acide, révèle toutes les ambivalences des airs de musique, de la littérature sans doute aussi par extension. Nous assistons, assez effarés, à cette très dérangeante scène où Triclinio expose enfin ses talents, sa musique sert de contre-point aux hurlements de ceux que l’on torture, les amis du héros, en sous-sols. Pour ne pas trop continuer à paraphraser ce roman, pour ne pas trop en dévoiler l’intrigue, notons seulement la manière dont il virevolte dans la plus pure fantaisie. La musique reste aussi un imaginatif recours, le pauvre partage d’un désir commun, d’une sourde contestation également. Tout roman réussi invente pour moi un espace, forge une architecture, on le sait, qui sert d’architectonique à sa construction. Triclinio trouvera refuge à Villa Violíon, le bidonville où échouent tous les violonistes privés d’instruments, de capacités d’expression. « Ce bidonville, ajouta un troisième, c’est comme un grand cirque, mais naturel. N’importe qui peut y jouer. L’orchestre peut s’élargir à l’infini, il ne connaît quasiment aucune limite. » Pour parler d’un autre roman très intéressant publiés par La dernière goutte, une pensée pour Mascaro, le chasseur des Amériques d’Harold Conti où la résistance prenait une tacite forme populaire. Ici se sera toujours avec une très jolie forme d’humour, d’une dérision qui touche vraiment au caustique. Reste alors la musique, parfois un peu à contretemps, pour pas grand-chose, comme cette statue que le vent anime et qui produit des sons discordants. Le trille du diable offre alors une lecture de toute cette complexité humaine, de cette foi, désespérée, comme exilée d’elle-même, qu’ont ceux qui malgré tout continuent à s’exprimer.


Un grand merci à La dernière goutte pour l’envoi de livre.

Le trille du diable (trad : Hélène Serrano, 125 pages, 15 euros)

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