La maison sans toit Laure Samama Hélène Gestern

Les photos d’une désertion, les mots mis sur cet abandon ; les mystères d’une maison dont ne restent que vestige, les exégèses où s’invente le sens de ses absences, où se spécule une réflexion sur la photographie. À partir de l’évidence des photos de Laure Samama, de ce qui y transparaît comme l’ineffable questionnement de ce qui est, à travers le récit d’Hélène Gestern qui tente d’en percer la présence, on entend ce qui un instant fige l’instant, suspens aussi notre désir de sens. Au-delà d’un endroit où, dans sa désertion, habiter, où écouter ceux qui sont passés, La maison sans toit offre un beau dialogue sur ce qui résiste, subsiste, au temps comme à son effacement.

Parler de La maison sans toit pose un vrai problème, coupe la langue dans ce qui devrait d’ailleurs être une obligation de l’écriture : comment parler de ce qui serait déjà, sous les mots de Hélène Gestern, déjà un commentaire ; comment évoquer ce qui se manifeste, dans les photos de Laure Samama, avec une évidence suffisante ? Nous n’en savons rien, nous nous exprimons encore à partir de notre ignorance. On nous pardonnera, nous ignorons tout du vocabulaire de la photographie, plus encore de sa grammaire. Non sans prétention, nous aller tenter l’humilité, voire l’effacement par cette paraphrase qui, par essence, hante la parole critique. Commençons alors ainsi : La maison sans toit est une épreuve du temps. Sa latence y trouve expression, façon de « voir ce que le temps avait fait à la maison et à ma façon de la photographier. » Le livre est constitué de trois séries de photographies : une première qui déjà montre l’abandon, une seconde après la saison des pluies qui installe la déprédation et l’usure et une troisième, sept ans après, quand les vestiges se sont, comme on dit, végétaliser, quand le brun des traînées de pluie s’est substitué au vert des arbres et floraisons qui tout recouvre. On pourrait dire, avec une certaine naïveté, qu’il est un autre temps suspendu que l’on découvre dans ses photos : Laure Samama confie un très vieil attachement au Mexique. Une histoire d’amour dit-elle. On pourrait penser que c’est précisément cet éloignement, la distance d’une grande familiarité qui a permis à la photographe de se soustraire à tout pittoresque. Hélène Gesterne le dit très bien, quand on regarde pour la première fois ces photos, on ne parvient pas à les situer. Elle y devine quelque chose de l’Est, elle y projette ses propres visions, ses références sans doute aussi puisqu’elle nous parle d’Anne-Marie Garat et de son travail sur la photo, en Hongrie surtout je crois. Les photos, dans un premier regard, n’offrent rien pour la contredire. Elles ont, bien sûr, un discret reflet onirique, elles ouvrent à l’interprétation. La maison sans toit en déroule ainsi l’ordre de sucession. Une sorte d’approche. Peut-être parce que cela nous paraît plus simple, notre première tentation serait de nous appuyer en premier lieu sur le texte, de faire comme si une citation, arbitrairement choisie, avait valeur de preuve. « C’est cette contraction temporelle qui éclate dans les images de ce livre. » Une partie de nous ne peut s’empêcher de croire que c’est aussi dans la latence qui la caractérise. Hélène Gestern l’écrit simplement, elle est restée longtemps face à ces photos, a pris, selon l’expression consacrée, son temps pour trouver la façon d’en parler.

Peut-être que si les photographies de la maison sans toit m’ont parlé avec cette évidence, c’est parce qu’elles se dérobent à cette exigence d’obscénité, au sens étymologique. Et qu’elles révèlent, plus explicites dans leur vibration, le spectacle des armes haineuses et des mains qui les tiennent.

Elle nous conduit alors à une belle réflexion sur le statut de l’image, la violence vraie qu’elles peuvent nous suggérer, nous faire quasiment ici toucher du doigt. Les photos de Laure Samama, pour autant que nous puissions nous hasarder à les qualifier, dessinent des perspectives, composent des profondeurs précisément, pour les deux premières séries, dans le mystère de l’objet ébréché, dans son usage soudain démonétisé et surtout, comme le souligne à raison Hélène Gestern dans l’incompréhension de son abandon, là, comme au milieu d’un geste, dans la suspension, tragique par suggestion, de ses rites et routines. On peut guère imaginer que les occupants de cette maison, désormais sans toit, volontairement ont laissé ces reliques sans valeur mais dont les photos font entendre l’attachement sentimental, l’absence de prix de ses cassettes, ex-voto, sculpture ou boîte d’étain où peut-être les souvenirs, leurs fugaces trésors, patiemment, dérisoirement, ont été amassés. On doute que les habitants volontairement soient partis, il nous reste à gloser sur l’urgence de cette fuite. On y reconnaîtrait alors une situation de partout dans le monde, illustrative de notre maintenant, des devenirs qu’il porte : une condamnation à plus ou moins brève échéance à l’exil. Nous avons été vraiment intéressés par la réflexion d’Hélène Gestern sur l’envahissement de l’image, notre consentement à leur violence, sa diffusion sans fard qui confinerait à la banalisation et « nous fait perdre de vue la frontière de l’intolérable. » : « Comme s’il fallait s’en mettre plein les yeux pour se convaincre que le monde est brutal. » Les photos de Laure Samama nous le suggère avec une force suffisante. Les traînées de boue, maronnâtes, ressemblent, à mes yeux, à des coulées de sang séchés. À l’ordinaire violence de tout ce que l’on laisse derrière soi qui, à y prêter attention, nous renvoie à notre fragile fugacité. Hélène Gestern, rien de plus triste qu’un lit abandonné, elle glose alors sur l’étrange silhouette de l’objet en terre cuite qui y trône. Un sens sans doute s’en échappe. « Humilité, humus, et on revient au point dont nous étions partis, les gravats sur le sol de la maison, la rouille, la terre. » L’indifférence de notre biotope qui regagne ce que l’on croyait en avoir domestiqué. Frappantes photos d’adventices qui tout dévorent, recouvrent, inventent même de nouvelles floraisons. Sur un mur blanc, rouillé verticalement par des traînés de boue, une branche un peu haute, verdoyante, coupe la photo en deux. Belle composition, deux autres tiges rappellent à la verticalité, à l’espoir, par ses fruits un rien séchés, une éclatante luminosité. Une forme de luxuriance dont Laure Samama saisit, je pense, les arrêts, la ruine qui menace et tout ce qu’on y oppose, au quotidien, pour en vain lui résister.


Merci aux éditions Light’Motiv pour l’envoi de ce livre.

La maison sans toit (123 pages, 26 euros)

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