André Breton a-t-il dit passe Charles Duits

Image d’un homme, sous ses différentes facettes, récit d’une rencontre, témoignage d’une grande lucidité — précisément dans ses ombres et aveuglements — sur une époque et un milieu, celui artistique en exil new-yorkais en 1942, et surtout d’un homme magnétique, décisif : André Breton. Au-delà des contradictions, des failles aussi bien montrées, de celui qui toute sa vie œuvra pour que le surréalisme conserve son intensité, son pouvoir de rencontre, André Breton a-t-il dit passe décrit, dans la magie et la mystique, l’élaboration de la sensibilité si particulière, d’une rare acuité, de Charles Duits. Le livre, comme sa seconde partie Œuvre vive se révèle une lumineuse et admirable photographie de l’ombre de l’instant selon la formule de l’auteur.

Nous sommes ravis de parler, une nouvelle fois, de la collection poche des éditions Maurice Nadeau, de sa façon de faire vivre le catalogue, de republier une pratique plutôt intéressante, qui semble un peu moins se faire : le témoignage d’un écrivain sur un autre écrivain, récit d’une formation, d’un éloignement souvent, d’une déférence souvent et d’une attendrissante distance à la candeur des découvertes de l’écriture. Nous pourrions commencer à évoquer le livre ainsi. Nous pensions que ce livre allait nous réconcilier avec André Breton, avec l’image parfois un rien dure que nous en avons donné ici ou . Assez amusant de voir, on le lui reprochera assez amèrement, que Charles Duits n’épargne en aucun cas son, pour ainsi dire, idole. Deux phrases, a minima, accroche : « un poète ne fait pas la vaisselle » et « moi, les tantes, je les déteste. » Plutôt que de revenir sur la proverbiale homophobie et misogynie de Breton, soulignons l’humour avec lequel l’auteur raconte ces anecdotes, cette manière qu’il a de vivre chaque instant comme une rencontre. Charles Duits fait preuve d’une incompréhension illuminée, d’un désir de voir les sentences s’incarner, de croire en la magie du langage. Assez discrètement, il nous le fait remarquer, cela confine chez lui à la schizophrénie. Nous ne reviendrons pas sur la manière dont Breton, de Cravan à Crevel, de Vaché à Nadja, a toujours eu une fascination, parfois un rien douteuse, pour ceux et celles frappés d’un dérèglement de la perception, pour celles et ceux dont il pouvait magnifier la souffrance. C’est, je crois, une des parties les plus émouvantes de André Breton a-t-il dit passe : le récit en creux d’une traversée de perceptions que l’on dit mal adaptées, décalage et solitude, désir mystique aussi d’union. Mais, toujours avec ce que l’incompréhension, l’apparente idiotie, peut avoir de révélateur. Duits croyait que Breton parlait au sens premier des tantes, de l’horreur de la famille ; un été avec toute une petite bande, il ne faisait pas la vaisselle, sans doute aussi parce qu’il restait enfermé, au seuil de l’effondrement psychique.

Le langage est le bien de la collectivité, et les mots sont des miroirs où chacun ne voit que son propre reflet ou, pis encore, le masque de carton que la collectivité pose sur le visage réel.

Charles Duits alors veut nous donner une image, une illumination, un passage en tout cas. Jamais la réalité de ce que fut Breton, mais ce que lui a pu en percevoir, en attendre et en recevoir. On peut alors aussi dire que ce livre offre, pas seulement pour moi, une réconciliation avec André Breton. Comme presque chaque membre du surréalisme, Charles Duits lui-même connu la réprobation, jamais un bannissement entier, souvent une sorte d’éloignement et d’incompréhension. Là encore, c’est un des aspects, en creux, véritablement touchant de André Breton a-t-il dit passe : le récit d’une errance, d’une souffrance. Charles Duits s’abîme, se perd dans l’alcool, sa dissolution évaporée, plus tard, en France, n’étant plus le jeune poète, cette pure promesse auquel Breton fut toujours attentif, il le retrouvera, se parleront dans la distance, dans cette obscurité qui tant plaît à Charles Duits. Un peu comme une platitude, il faudrait alors le dire ainsi : le portrait d’un écrivain serait celui qui saisirait son rapport au langage. L’auteur parvient à nous dire le sien, à montrer comment il va ombrer son portrait de Breton. Peut-être que pour mieux faire comprendre à quel point ce livre m’a touché, il faudrait seulement affirmer qu’il m’a rappelé des conceptions dont, au fond, je peine à me déprendre. « La clarté était une ennemie, une destructrice. Une parole nue, sans ornement, était une parole morte, sans chair, une parole morte ou, mieux encore, une parole de mort, un squelette. […] Parler clairement, c’était confesser à la face du ciel une faiblesse, une impuissance, une pauvreté. » Fort heureusement, je crois, le livre a la bonne idée de nous livrer des poèmes de Duits pour que l’on entende l’arbitraire de son obscurité revendiquée, les figures et mythologies qu’elle fait naître. Avouons, au passage, n’avoir pas été totalement transporté. Qu’importe. « Mais seuls innovent ceux qui savent percevoir l’éclair noir de Shiva que l’on a appelé le « Dieu qui se cache dans l’intervalle entre deux pensées » » On pensera ce que l’on veut de cette mystique, un rien envahissante pour nous ; on se laissera mieux porter par la photographie de l’ombre de l’instant qu’elle propose qui lui permet de saisir, comme le dit Annie Le Brun dans sa belle préface, « ce qui est en train d’advenir, de sorte que tout vibre doublement à sa lumière paradoxale, qu’il s’agisse des êtres, des choses et des paysages. » La nudité sans doute de Breton. Réconciliation vraie avec celui dont il convient de ne pas méconnaître la décisive importance. Charles Duits montre ce que l’on pourrait appeler sa fragilité et qu’il conviendrait sans doute mieux de nommer absence de résignation au morne, une sorte d’abandon à la fugacité des instants, à leur perte : s’y investir totalement avec un désespoir qui toujours sera tension vers le collectif, ce besoin de partager, d’imposer aussi, l’exaltation. Charles Duits veut dessiner, il nous semble qu’il y parvienne, ce qu’il nomme des psychoglypes : « la figure complexe que dessine dans l’espace mental un ensemble de souvenir. » En somme, oserait-on, un portrait surréaliste de Breton, le souvenir d’instants qui font signe, de moment de rencontre, de ceux aussi où l’imagination trouve à s’incarner. Breton les appelait hasard-objectif. Avouons ne pas parvenir à nous en détacher. Alors si Charles Duits dit avec raison que Breton nous propose « Une œuvre fragile, promue à la destruction et à l’oubli. Superbement fragile. », il me semble qu’il parvienne à en restituer les illuminations. Douteux jeu de mots que de laisser entendre qu’elles ne vont pas sans zone d’ombre. La déception de voir Breton, comme tout un chacun, en pyjama, de voir que ces manuscrits étaient, en vert, lourdement amendés. Le souvenir, dès lors, d’un compagnonnage, de la curiosité, d’une certaine absence d’humour aussi. Disons, pour en terminer avec ce livre assez riche, la façon dont l’aveuglement de Charles Duits sert de révélateur assez puissant au contexte de cette rencontre. Encore adolescent, égaré dans son désir éperdu de la femme, l’auteur ne voit rien ni du dénuement ni de l’inquiétude, ni des doutes que Breton porte sur le surréalisme : « Je me dis souvent que depuis Dada… Au fond, nous n’avons rien fait. Les livres, les tableaux, les expositions, si vous saviez combien je méprise tout cela. Peut-être avons-nous voulu agir principalement afin de nous dissimuler à nous-mêmes notre faiblesse, de méprisables craintes…, notre désespoir… » De l’émulation surréaliste retenons précisément cette volonté de faire autre chose, d’outrepasser la représentation artistique ; souvenir aussi pour Arcane 17 de Breton où enfin se lit toute sa magnifique faiblesse.


Un grand merci aux éditions Maurice Nadeau pour l’envoi de ce livre.

André Breton a-t-il dit passe, suivi de Oeuvres vives (251 pages, 10 euros 90)

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