Cher instant je te vois Caroline Lamarche

Ce qui reste de l’instant : la beauté que l’on tente, en dépit de la maladie et de la mort, d’en écouter, d’en partager. Lumineux récit versifié de la maladie d’une amie, Cher instant je te vois invente surtout l’attention au moment, au monde et ses malheurs, ses aveuglements, ses heureux ralentissements aussi. De ce très délicat récit d’une amitié, hommage sensible à Margardia Coelho Guida, Caroline Lamarche fait une magnifique traversée poétique de l’existence dans son sens le plus haut : une appréhension, par pudeur et silence, du sensible, un écart à la pensée pour approcher la sensation, pour, sans pathos, dire la perte, la noblesse de celles qui s’y refusent.

Disons les choses au plus simple : nous sommes ravis, par ce livre, de sentir que notre capacité d’émerveillement — cette simple et nécessaire possibilité d’entrer en résonance avec un texte — ne se dissipe pas. Nous savons la difficulté d’en rendre compte, l’écueil de trop en dire, de préciser ce qui dans Cher instant je te vois reste en suspension, en devenir comme toute parole qui se partage. Commençons alors par une sorte de pudeur, d’exactitude avant tout, de cette quête pour dire le plus justement, le plus simplement, la force et la beauté, l’angoisse et la souffrance aussi, de cette angoisse qui s’enfuit. Nous osons penser, sans trop d’appui, que c’est la raison principale de cette forme versifiée qui me semble moins chercher le rythme et la rime que la brisure et son ellipse. Une manière, malgré tout, de poésie qui jamais ne s’essaie à être plus grande qu’elle-même, s’écoute écrire selon la formule consacrée. De ces vers dits libres se dégage une belle évidence, celle si difficile à capturer des instants vécus. Nous voudrions t’en faire entendre l’écart : « Désormais derrière ma voix du matin, /quelqu’un continuera à dire,/avec colère et détermination/ Recule, recule, recule. » Il ne s’agit je crois pour Caroline Lamarche non tant de produire une soustraction au prosaïque que de s’écarter de sa fatalité : lutter et accueillir ; être au monde. Ne jamais se résoudre à sa laideur, continuer à l’écouter. L’argument, comme on dit, de Cher instant je te vois pourrait faire peur. L’autrice accompagne une amie à travers son cancer du sein, son agonie et le courage dont elle fait preuve. Voilà qui pourrait guère donner envie. Et pourtant, l’enchantement.

Le poème est un flacon de larmes/ artificielles et bienfaisantes./ Je l’ouvre trois fois par jour, verse quelques gouttes sur moi-même,/stratégie palliative, discipline minuscule,/ un mot après l’autre, mais / ce sont tes mots, Margarida/que l’aube me voit relire/avec les larmes de la veille.

Entendez-vous, comme moi, la scansion, j’allais dire la discrète césure à l’hémistiche ? Un instant après l’autre, dans la triste certitude que ce sera peut-être le dernier, qu’il faut le vivre vaille que vivre. Avec une once de culpabilité, Caroline Lamarche se rappelle, dans le silence, à l’intensité dont doter nos instants. Le livre se constitue pour partie des échanges, des messages et de leur suspension. Avant de se demander comment parler de la souffrance, de la nécessité plurivoque d’en témoigner, Cher instant je te vois (une citation des poèmes de Beckett mise en épigraphe) s’interroge sur la manière de parler à quelqu’un qui souffre, sur le peu de secours de la poésie, sur, malgré tout, la joie de cette conscience exacerbée dont encore elle peut être, qui sait, vectrice. « Sois sage, ô ma douleur, et tiens-toi plus tranquille », de Baudelaire à Pessoa, « Un poème par jour, Margarida, c’est peu/ et c’est beaucoup pour notre tendresse captive/de ton corps mangé par le crabe sournois. » Dire l’abandon, c’est impuissant, s’y refuser un peu. On pourrait trouver ça idiot, mais c’est continuer à susciter des présences, éclairer encore ce que l’on continue à vivre. Simplicité, on l’a dit. Caroline Lamarche ne se réfugie dans aucune posture intellectuelle : « Je m’interdis d’écrire quand je pense/j’écris quand je ne pense pas. » Donner à voir l’instant, on l’aura compris. Peut-être est-ce bête, sans doute est-ce un fragile miracle que d’y parvenir. Canicule, l’autrice peint un volet, regarde ses plantes se faire dévorer par les limaces, espère encore d’autres floraisons, rend hommage à son amie, à sa générosité, sa disponibilité, son écoute. On n’en pensera ce que l’on veut (qui est-on pour juger?), elle détermine un moment où la volonté fléchit et reflète ainsi notre époque. Comme d’autres, fort heureusement, Margarida accueillait des migrants, savait écouter leur histoire ; elle sera perquisitionnée pour cela. Un peu de notre humanité est ainsi remise en question. Caroline Lamarche l’admet, souvent elle ferme sa porte, se replie sur son jardin, ses projets. Ce sera, stupidement si on veut, le plus émouvant de ce très beau livre : il nous fait entendre la voix, la poésie, les instants de douleurs que Margarida, sans se plaindre, parvient à communiquer. On aime alors la manière dont Caroline Lamarche fait de la saisine de ces instants, une réflexion sur notre époque : « De nos jours, le totalitarisme n’est pas technocratique, il est sentimental. » On envoie, à ce qui ce dit, des cœurs et autres émoticônes, fausse et réductrice immédiateté des sentiments parfaitement communicable. Sans prétendre penser donc, Caroline Lamarche nous rappelle qu’il faut les renvoyer à leur sonorité, leurs échos, leur musique et obscures résonances. C’est la langueur de Verlaine dans la répétition des mots simples, préservation aussi de la lenteur, cette possibilité de l’instant. On serait, si on se laissait un peu trop peut-être porter par les mots, dire que Caroline Lamarche invente, communique et partage plutôt, une politique de l’instant, son souci de tout ce qui en détruit la possible perception. Notons ici, un peu pour mémoire pour nous-mêmes ceci : « Dès les années septante Audre Lorde écrivait/qu’il fallait financer la lutte contre les pollutions multiples/plutôt que de laisser les firmes pharmaceutiques s’enrichir/par des créations de molécules contre toutes les maladies/causées par les pollutions multiples. » L’instant serait-il nécessairement, uniquement poétique, confions notre ignorance, notre espoir que l’on puisse continuer à douter, à lutter aussi pour préserver cette humble possibilité de continuer à écouter les souffrances, leur exigence de joie quand parfois on parvient à s’y soustraire, du monde.


Un grand merci aux éditions Verdier pour l’envoi de ce livre.

Cher instant je te vois (91 pages, 15 euros)

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