Braconnages Reinhard Kaiser-Mühlecker

Creuser les silences de la vie agricole, du poids du passé, de la violence et de la solitude d’un homme qui, dans la lumière des jours, l’aveuglement du travail, l’incertitude d’une exploitation agricole, le fragile bonheur d’un arrangement conjugal, survit à ses tacites démons. Toujours si proche de la matérialité du quotidien, de ses perpétuels tourments, de sa folie aussi admirablement suggérée, Reinhard Kaiser-Mühlecker poursuit sa description de la mentalité d’un pays, l’Autriche, par son rapport à la terre, par l’exploration si difficile, si pleine d’incompréhension, de difficulté à se dire, de ce monde rural dont, si bien, il dépeint les habitants. Braconnages se révèle un admirable roman sur la culpabilité collective, le lien complexe, meurtrier et clandestin comme le suggère le titre, qui nous lie aux autres.

On retrouve dans Braconnages, cette attention à la lumière qui caractérisait déjà Lilas rouge et Lilas noir, littéralement une écoute du climat, des imperceptibles changements des jours, du retour immuable de saison sans répétition. Reinhard Kaiser-Mühlecker continue à nous parler d’un monde peu dit, souvent caricaturer. Pensons à Règne animal, précisément pour la transmission de la violence auquel Jean-Baptiste del Amo lui aussi se montre sensible. On trouve, il convient de le dire, dans Braconnages ce que l’on pourrait nommer un sens du concret, de l’incarnation, d’un univers abordé, comme on dit, en connaissance de cause, toujours à hauteur de l’opacité de ses personnages. Aucune condescendance, juste un regard d’une grande acuité, cruel seulement dans son sens du détail, dans cette vie et ces contours sensibles donnés à cette vie dont la matérialité quotidienne est si bien restituée. Un monde de perpétuels soucis, de labeur sans fin, une sempiternelle exposition au jugement de la communauté rurale. Contrairement à ses deux précédents romans, Reinhard Kaiser-Mühlecker n’offre aucune échappatoire, aucun voyage, aucune fuite en vain, à Jakob, son personnage principal. Au-bord d’une autoroute, un casque anti-bruit en permanence sur les oreilles, une exploitation qui périclite à cause des idées étranges du Père, à cause sans doute aussi d’une célibataire indolence (les bières, le soir, au lit) de Jakob qui subit les semi-échecs de ses projets. Après une évocation, un peu en demi-teinte, presque comme un contemporain passage obligé, des réseaux sociaux amoureux, de cette numérique quête de l’amour, Reinhard Kaiser-Mühlecker commence à explorer les silences de son personnage. Déchirante simplicité des jours, froide cruauté envers les animaux dans deux scènes, qui ouvrent et referment le récit, à l’égard de chiens. Dans Braconnages, comme dans les précédents romans de l’auteur, on pressent la violence tapie dans ce quotidien où il faut survivre, faire bonne figure, sans aucun doute surtout composer avec sa réputation. Avec une once, peut-être, d’insistance, on apprend, et on le répète, que la ferme de Jakob tient sur la fortune du grand-père, l’argent des juifs. Reinhard Kaiser-Mühlecker ne paraît pas en avoir fini avec la culpabilité historique de son pays, des errements qui, ici aussi, il nous faudrait observer, mettre en récit. Derrière l’infra-ordinaire, se tisse la tragédie, l’incapacité de se sortir d’une obscure culpabilité. Tout ce que l’on passe sous silence.

Peut-être qu’il ne le savait réellement pas ; peut-être que cette infirmité était un trait de famille.

On peut se demander si Braconnages n’interroge pas, comme un grand nombre de romans, la possibilité de renaître, de s’inventer autrement, de sortir, qui sait de sa condition. Jakob rencontre une femme, une artiste, une étrange complicité entre eux s’instaure, un lien pragmatique, la potentialité de changer de mindset, de s’inventer ensemble un quotidien moins malheureux, des perspectives, des réussites. Une question de conversion, de projets en commun. L’exploitation passe en bio. Nous aurons alors une curieuse vision de ce qui, pour moi, ne saurait être qu’un label, un respect de norme, mais bel et bien une autre façon d’envisager l’agriculture, de la sortir de son productivisme. Là, cela ressemble à un calcul, une façon de survivre. Jamais Reinhard Kaiser-Mühlecker ne masque les difficultés, les hasards, les soutiens surtout, jamais entièrement désintéressés. Braconnages se penche alors sur l’ambiguïté de nos rapports aux autres. D’abord à cette haine tacite que sont les liens familiaux. Tout ce que l’on se refuse à reconnaître comme sien. Ordinaire détestation. Luisa, la sœur de Jakob, parfois ressurgit, se plaint, souffre sans doute. Son frère rien n’en veut savoir. Un silence buté, la vie quotidienne qui devient évitement. Katja, la femme de Jakob, n’abandonne pas entièrement sa carrière artistique, elle repart en résidence, continue à peindre, fait de son existence, dans l’incompréhension au moins de Jakob, comme du braconnage, des incursions intéressées. D’elle aucune réduction psychologique possible, une opaque, encore, ambivalence. Une volonté de survivre, malgré tout. Sans davantage pouvoir rien en révéler, évoquons le personnage de Kotja, un ouvrier agricole roumain avec lequel Jakob entretiendra une très étrange amitié. Peut-être une façon de laisser le silence s’étendre, d’accepter de ne rien changer. Nous ne voudrions pas trop en dire sur la manière, assez ordinaire, au seuil aussi de la manipulation, dont la violence ressurgit, clôt le roman en écho à son ouverture. Parlons plutôt de la sourde inquiétude incarnée de cette fausse banalité, de cette vie au plus près de son ordinaire déraison que Braconnages saisit au plus près.


Un grand merci aux éditions Gallimard pour l’envoi de ce roman.

Braconnages (trad : Olivier Le Lay, 361 pages, 23 euros 90)

Un commentaire sur « Braconnages Reinhard Kaiser-Mühlecker »

  1. Je crois qu’à cause du thème soulevé par le titre, j’aurais de la difficulté à lire ce roman. Je n’aime pas la violence faite aux animaux. J’ai acheté «Lilas rouge» pour découvrir la plume de cet auteur. Très belle présentation en profondeur. Merci!

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