Miss Mars Manuel Jabois

La fugace vérité des souvenirs, les versions contradictoires des témoignages, les déchirements et éloignements d’un retour dans un village d’enfance, la fragmentation des interprétations, des accusations, d’une disparition. Un petit village en Galice, un enfant disparaît lors d’un fantasque mariage. Vingt-cinq ans après, une journaliste, accompagnée du narrateur témoin de la scène, revient sur les dire de chacun, colle les réticences et contradictions et permet à Manuel Jabois de mener une assez fine, un peu journalistique parfois, réflexion sur le statut de la vérité, les écarts nostalgiques de l’amitié, de leurs juvéniles réactions.

Nous sommes ravis de découvrir de la littérature galicienne, elle est très loin d’être la plus visible des littératures. Ici ou là, nous exprimerons sans doute de légère réserve, un peu de doute notamment sur le dénouement, ce qui est très loin de nous avoir empêché d’apprécier ce roman qui, au-delà de sa trame presque policière, s’avère surtout une enquête sur la mémoire, sur l’infime possibilité que celle de chacun coïncide, puisse éclairer d’un jour définitif ce qui s’est passé, invente dès lors une version définitive qui se dotera du joli nom, toujours un peu creux, de réalité. Tant que Miss Mars progresse dans le doute, le roman est très séduisant. On peut cependant déplorer le dénouement, le trouver parfaitement improbable, pirouette un peu facile qui explique et justifie le comportement de chacun, pointe surtout d’incroyables défaillances dans une enquête qui ne se serait pas intéressé à celui qui, statistiquement, reste le principal suspect. Passons. Insistons plutôt sur l’atmosphère que parvient à instiller Manuel Jabois : un peu d’extraordinaire dans un quotidien banal certes, mais toujours un peu excentré. Sur la Costa da Morte, dans ce coin de Galice où la mer sans cesse rejette des corps, le roman invente, latentes correspondances, l’irruption d’une détonante présence féminine, le trouble qu’elle fait naître, la fragilité des liens qu’elle fait naître. Miss Mars s’ouvre sur la description de Berta Soneira, une journaliste qui, vingt-cinq ans après, viendra enquêter sur la disparition d’une enfant le jour du mariage de sa mère, qui ne s’en remettra pas, finira elle aussi par disparaître. C’est à mon sens la première apparition, dans son très joli sens du portrait, sa grande aisance à, comme on dit, camper un personnage, que ne cessera d’interroger Manuel Cabois. Candide, le narrateur joue de son enchantement, pour ne pas dire de cette sidération à laquelle par effacement, si facilement, il se laisse prendre. Bien sûr, face à l’exaltation, à ses illusions, le roman interroge nos immobilismes, acceptations et résignations : les plus ou moins passifs éloignements de notre jeunesse, les mythes et autres solaires illuminations qu’on lui invente, l’obscurité qui les guette. « Parce que personne ne sait quand nous allons tout donner. Mais on est les seules à savoir que c’est ce qu’on sait faire de mieux : être prometteuses. On n’est qu’espoir. » Une belle définition de la jeunesse que prononcera Berta avant d’entraîner le narrateur, qui est chargé de tout noter, de faciliter les entretiens.

Deux ou trois minutes, c’est à ça que se résume notre vie. Le truc c’est que personne ne se rend compte, parce qu’il y a cette croyance selon laquelle vivre pleinement, c’est avoir beaucoup de choses qui t’arrivent, mais pour ma part je pense que vivre pleinement, c’est arriver à comprendre les choses qui t’arrivent. Et en général, on peut les compter sur les doigts d’une main, non ?

On entendra, j’espère l’oralité du style de Manuel Jabois, on soulignera alors la grande efficacité de ce roman finement dialogué, au plus près de ce que sont les personnages, de ce qu’ils croient être, de l’image dans laquelle les enferment les souvenirs, cette sorte de joyeuse incompréhension que l’on peut nommer amitié. Il faut aussi préciser que Manuel Jabois accompagne cette habile construction de ses personnages d’assez bienvenue références littéraires : ici Tolstoï, ailleurs Emily Dickinson. Miss Mars suggère alors ce qu’il faut de regret pour donner à voir l’illumination, cette présence de Mai Lavina qui illumina l’été d’une bande d’amis : « la lumière des mondes qui disparaissaient lentement et qui s’efforcent de laisser le meilleur souvenir d’eux-mêmes avant de s’éteindre tout à fait, ce dixième de seconde qui laisse entrevoir tout ce qu’il y a de bon et de sacré en eux, et même ce qui aurait été possible si la vie avait perduré. » On peut alors le penser, c’est essentiellement sur le temps que s’interroge, comme tous les romanciers je crois, Manuel Jabois. Combien de temps ça dure, la séduction, comment on fait pour la comprendre, à quoi ça tient qu’une rencontre se produise ? Ainsi, la scène de la rencontre entre Mai et celui qui allait devenir son mari est d’une très grande réussite surtout de confronter les points de vue transitoires que chacun en a eu : le père du marié qui croit voir des traces de balles dans le dos de sa bru, le marié qui soudain sait que, contre toute rationalité, ils se sont toujours connus, le narrateur aussi qui explique à quel point cette rencontre a été préparé, peut très aisément se reconstituer comme fatale. Le roman parvient à entremêler les différentes versions, à en restituer tout le concret, cette trompeuse impression de vérité de ce qui se vit dans l’apparence d’une grande acuité. Bien sûr, derrière la fascination exercée par Mai, peu à peu, les fragilités se déploient. Ce que la liberté peut avoir de déraisonnable, tout ce que Mai fuit, dont elle tente de se préserver. Pour ne jamais s’expliquer, réveille des traumatismes, Mai prétend ne pas croire au passé, invente en permanence sa fragile version des faits, s’évade sans cesse. Une vraie beauté que le roman parvient à inventer non sans souligner qu’il s’agit d’une recomposition. Ensuite viendra le drame, Yula, la fille de Mai disparaîtra le jour du mariage. Mai deviendra un fantôme, pire l’objet d’un discours revanchard, des explications contradictoires auxquelles donneront lieu son suicide. Des étoiles, comme dans une célèbre chanson d’Iggy Pop, qui cesse de briller quand il n’est plus de passager pour les contempler. On l’a dit, si Miss Mars crée une très tenace atmosphère c’est par sa spéculation sur nos discours sur la perte, la tristesse peut-être de la combler d’une vérité dite définitive.


Un grand merci à Charlotte Lemoine, son éminente traductrice, pour l’envoi de ce roman.

Miss Mars (trad : Charlotte Lemoine, 215 pages, 20 euros 50)

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