Et vos corps seront caillasses Joëlle Sambi

Une colère sourde contre les identités assignées, les dominations ainsi reproduites, les hypocrisies et soumissions ainsi induites ; surtout une poésie primale, l’expression sonore d’un déchirement, la mise en mots et en forme d’une rage dont on entend surgissements et silences. Dans ce joli recueil, dans ces poèmes dont l’oralité scande l’urgence, se dessine une belle réflexion sur l’identité, entre Belgique et Congo, sur ses désirs et ses corps, ses luttes et la vivante énergie qui porte Et vos corps seront caillasses. Joëlle Sambi y parvient à faire entendre les dits invisibles, les doutes et leurs souffrances.

On aime beaucoup la collection « Des écrits pour la parole » de l’Arche, la façon dont les textes qui y sont publiés font résonnés, performés presque, une parole qui ne saurait être cantonnée au silence du texte. Si souvent, on y entend, comme le veut la formule, une voix. On aime surtout parler de livres qui, sans que l’on parvienne immédiatement, ou durablement, à savoir pourquoi. On pourrait, presque, se contenter de dire que certains vers nous remuent, font trembler en nous une forme d’intranquillité : « Je ne sais pas s’il est possible de ressentir depuis l’inexistant » ; « Je bois le tumulte de mes décisions catastrophiques. » On parsèmera, on l’espère, cette note de lecture de ces sentences où s’immisce le doute, le silence derrière la hauteur, sonore, des revendications. Ce n’est pas exactement cela : nous ne voulons en aucun cas laisser entendre que ce qui nous aurait séduit dans Et vos corps seront caillasses serait les interstices, les sentiments, tout ce qui dépasse et déplace la revendication politique. Il faut en dire, je crois, plutôt l’admirable manière dont Joëlle Sambi amalgame, additionne, contraste, le silence, l’invisibilisation je crois l’on dit, et cette revendication, cette lutte permanente pour affirmer, essayer, détourner, les désirs et leurs assignations. « Nos vies, toutes nos existences de sable et de trous, /Se décomposent comme s’effritent les murs des prisons. » Des interstices, des apparitions, des fuites sans doute aussi. Comme le dira (on pourrait presque, comme le veut la collection donc, substituer ce verbe à celui d’écrire) l’autrice, exister c’est se glisser, interroger cette nécessité de correspondre : « Correspondre, exister et être/L’exotique, l’érudite, l’afroféministe. » De belles idées, que nous avions d’ailleurs effleurées dans Un vide, en Soi : « Nous sommes page 404 et 69/ERROR.tpg » Il faut entendre la force de la revendication, sa violence diront sans doute les timorés derrière leur confort et leur identité certaine, socialement assurée. Lisez, notamment, le poème « Le jour d’après » dont nous voudrions, au moins, vous faire entendre le bel enjambement : « Une friche entière de gouines, de goudous, de minous, de queer, de lélés, de fêlées, d’excitées, d’enragées, d’utopiées/et de solides alliées. »

Tentons, contrairement à notre habitude de ne point éluder : Et vos corps seront caillasses est aussi un texte militant. Nous pourrions ainsi reprendre la présentation de l’autrice en quatrième de couverture ,: « Poétesse, slameuse, féministe, lesbiennes, activiste LGBTQA+, exilée permanente, Joëlle Sambi est l’une des figures les plus engagées et engageantes de la scène actuelle. » ou pour le dire avec Rokhaya Diallo, qui signe une belle préface : « L’autrice refuse les identités carcérales qui enferment dans un « nous » désincarné tant il est limité par une définition libérale. Au-delà d’un « nous » de façade, c’est une humanité complexe qu’elle incarne. » Une incapacité à se résoudre au silence qui passe souvent par la colère à nue. «  Ça a quelle gueule une bonne immigré ?/ Ça a quelle gueule ? /Ça à quelle gueule une bonne intégrée, une bonne évoluée ? » L’identé comme privilège de ne pouvoir pas y correspondre. « NOUS, nous avons la mémoire aussi longue/que la multitude des violences sur nos corps. » Entendons alors la dévastatrice ironie, meurtrière comme le suggère son dernier mot du très beau « Not all men ». Devinons, comme nous l’invite à faire le poème éponyme, la colère si haute : « Pour chaque vie mal nourrie, chaque vie mal traitée/Nous serons la nuit noire de leur colère absente/Nous serons les éclosions partagées/la solitude et/la tourmente de leurs cœurs charognés » Plus que beau : juste. Comme le sont presque tous ces courts textes en italique qui scandent le texte, l’organise : « Nos vies béantes s’ouvrent comme des caveaux, mille tombeaux/qui engloutissent nos voix froissées dans l’angoisse. » Peut-être, toujours important de nous en souvenir, ne sommes-nous absolument pas légitimes, petit homme blanc vaguement précaire, pour parler des luttes et revendications de Et vos corps seront caillasses. Nous voudrions seulement en dire, comme nous l’avions fait pour, Devenir nombreux de Pierre Terzian, le vrai soulèvement que suscite Joëlle Sambi en nous rappelant l’urgence d’une possibilité politique, corporelle ici, de la joie. C’est d’ailleurs un autre aspect particulièrement parlant de Et vos corps seront caillasses que son évocation de la complexité de son identité congolaise, ou comme bien mieux que moi elle ne le dit : « Appris à peindre et à chérir ce vaste clan de riens auquel j’appartiens et dont je suis immensément fière. Fierté de ne pas être femme mais lesbienne, fierté de ne pas être Belge mais Congo. » Oralité, urgence, danse, voilà ce qui rythme Et vos corps seront caillasses.


Un grand merci à l’Arche pour l’envoi de cette Parole.

Et vos corps seront caillasses (110 pages, 15 euros)

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