Les vies de papier Rabih Alamedine

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Les vies de papier livre un portrait intime et doucettement ironique d’une vieille femme égarée dans ses livres, retranchée dans ses traductions dans un Beyrouth en proie à une succession de guerres. Alameddine nous offre ainsi une brillante réflexion sur la littérature en tant qu’elle offre une puissante et insidieuse nostalgie pour ce qui n’a pas eu lieu.

Une sorte de réticence parfaitement paradoxale m’a saisi à la lecture de ce livre. Son jeu constant, sans doute un tout petit peu présents, de références à des auteurs majeurs m’a paru se transformer en indicateur d’une époque. Marqueurs si vites démodés, obligations un peu chics qui, au fond, ne m’ont dérangés uniquement car il s’agit d’auteurs dont ici je ne cesse de faire étalage. On échappe jamais tout à fait à son contexte. Ma réticence à leur propos dans Les vies de papiers tient au fait qu’elles finissent par écrire un livre légèrement impersonnel, peut-être pas aussi singulier, dans sa prose et ses dérèglements que ne l’aurait exigé ses modèles indépassables.

Preuve surtout de mauvais esprit. Rendre compte d’une lecture consisterait un peu trop La littérature m’apporte la vie, et la vie me tue.automatiquement à saisir les failles, à en faire un levier pour se distinguer de l’assentiment suscité par ce grand roman.

La littérature m’apporte la vie, et la vie me tue.

Le livre, avec une maligne ironie, déborde de ce genre d’aphorismes. Leur vérité, comme le veut le genre, semble toujours plus ou moins emprunté. Les vies de papier devient un roman pleinement convainquant quand il s’abandonne au récit. Laissons-nous prendre.

Tout commence par un léger décalage dans la perception, Aalya se teint les cheveux en blancs. Par un vieillissement de sa perception, la teinture vire au bleu. Celle qui s’est promise de ne jamais se plaindre revient alors sur sa vie. Sur son goût surtout presque suicidaire, bovaryste, de cette lecture dont toute sa vie elle a fait l’infructueux commerce. Elle a tenu une de ses librairies chics du centre de Beyrouth qui n’existe que par snobisme, pour entretenir les passions supposées d’écrivains à la mode, les grands contemporains le plus souvent difficile d’accès. Nous rentrons ainsi au coeur du sujet : la nostalgie pour ce qui n’a pas été. Difficile en effet de ne pas partager cette nostalgie pour une époque où il paraissait de la toute première importance de feindre avoir lu Pessoa, Rilke, Joyece, Faulkner, Sebag, Heidegger, Magris, Pavese et toutes les histoires qui confine aux mythes légèrement ressassés…

À la suite de ses noms que nul n’est censé ignorer, j’avoue avoir été quasiment gêné de lire celui de Javier Marias. Pour Alameddine, avec raison, nous sommes définis non tant dans nos choix conscients, crânement affirmés, mais par nos insensibles renoncements, par toutes les possibilités que nous gardons comme autant de traces d’une impossible correction de notre désastreux itinéraire. Afin de ne pas céder à ce parasitage culturel, je m’abstiendrai pour une fois de créer d’incessants échos à mes précédentes lectures. Une seule néanmoins, parfaitement anecdotique : à se sécher Aalya éprouve un plaisir sensuel et religieux. Une anecdote retrouvée identique ou peu s’en faut dans Mailman. Rien à en conclure. Une série mathématiques prête à recevoir n’importe quelle justification comme le souligne Mathématique du crime. Juste, au passage, que pour un livre portant sur la traduction, en tant que pure réinterprétation, le titre français n’insiste pas assez sur les échos à Musil entendu dans le titre original en anglais.

Dès qu’il abandonne cette pression théorique, empruntée même si parfaitement incarnée dans son héroïne, le récit éclate en des merveilles de délicatesse. Perdue dans ses livres, dans son refus de vivre cette vie plate et ordinaire à laquelle il est impossible de réduire notre existence, Aalya offre un parfait décentrement sur la façon de raconter le mensonge de nos souvenirs. La façon dont la vie à Beyrouth fut, et semble rester, parfaitement imprévisible, permet d’évacuer l’ennui, l’incertitude sur soi et les spéculations par trop gratuites.

« La recherche de causalité est un vilain défaut.» face à la barbarie incompréhensible du temps, la narratrice dit d’une façon encore plus comique cette réalité qui fonde le texte : la lecture de Blanchot et de Foucauld paraît enfantine face à l’improbable décryptage des raisons de la tristesse et de « la complexité du chagrin ».

Progressivement, avec cette délicatesse exigée de la mélancolie, Alameddine introduit des personnages, des récits de vie où le désir d’explication est un fantasme douteux. Un jeune homme qui fréquente la librairie gratuitement avant de devenir milicien et de fournir à Aalya une arme pour se défendre après une frasque sexuelle mémorable, d’un haut comique visuelle. La mère de la narratrice comme incarnation de ce fantôme de ce passé et de l’incompréhension qu’elle continue à susciter. Et surtout sa seule amie suicidée, qu’elle a rencontré car celle-ci est persuadé d’avoir été demandée en mariage par le frère de celui qui fut, brièvement, le mari impuissant d’Aalya. Incarnation parfaite de ce regret pour ce qui ne s’est pas produit.

Le récit permet d’ailleurs une parfaite description des conflits, de leur difficile compréhension. Un heureux décentrement qui permet peut-être cette confiance dans les livres et qui valorise, avec un pessimisme rieur, cette façon de nous rendre la solitude de nos vies presque acceptables.

Notons, pour finir l’humour permanent de ce roman des plus agréables, une de ses nombreuses blagues : «Les israéliens sont des juifs qui ont perdus le sens de l’humour.»

 

 

3 commentaires sur « Les vies de papier Rabih Alamedine »

  1. Je n’ai pas été aussi enthousiaste que toi. J’ai trouvé l’héroïne trop revêche et trop seule pour que je la trouve vraiment attachante et l’histoire elle-même assez réduite. En revanche, ce qu’elle dit de la littérature m’a vraiment intéressée.

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