Les temps perdus Juan Pablo Villalobos

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Bref roman comique, sous les dehors des aventures d’un vendeur ambulant à la retraite, déchiré entre ses souvenirs canins et ses démêlés avec un club de lecture, Les temps perdus offre une belle réflexion sur le roman. L’air de rien, Villalobos nous offre un pastiche proustien des plus fins.

Les temps perdus est un roman pleins de saveur. Son comique, le plus souvent hilarant, devient un élément de la construction d’une finesse admirable de ce court roman où les chapitres brefs s’enchaînent à un rythme trépidant. Ou peu s’en faut.

Prenons un exemple pour faire comprendre le travail sur le motif et sa mécanique comique à laquelle se livre Villalobos : le chien devient un leitmotif dévorant. Parfaitement réussi dans sa gravité. Le temps perdu s’empare d’une légende urbaine mexicaine : les taqueros vendraient leur tacos à base de chiens. La renommée du héros vient d’ailleurs peut-être de cet usage non-conventionnelle. Avec un rire grinçant, Villalobos en fait l’objet d’un humour noir qui dévore la crainte de la mort présent à toutes les pages de cet admirable roman. Son histoire est toute entière structurée sur la mort, plus ou moins volontaire, de chiens, leur revente en tant que viande de boucherie et leur dévoration par des propriétaires endeuillés. Pas facile d’expliquer une blague sans lui ôter son sel. L’humour très sombre m’a fait penser à celui de Carlos Salem pour vous donner une idée plus précise du rire que suscite constamment Les temps perdus. 

Le véritable comique, je le crois, n’est léger qu’en surface. Il laisse place à l’expression d’inquiétudes qu’il serait infiniment trop grandiloquent d’exprimer sans le moindre filtre.

Comment comprendre ce qui tout ce qui s’est passé ? Quel en a été le sens ? Était-ce une revendication des oubliés, des disparus, des maudits, des marginaux, des chiens errants ?

Avec un titre pareil, Les temps perdus, avec une saine ironie sur lui-même, développe pourtant une théorie de la mémoire. Avec précisément un arrangement sémantique, le modèle auquel se confronte, pour mieux s’en moquer et souvent à juste titre, est À la recherche du temps perdu. L’auteur, pour un jeu d’inclusion éponyme, transforme le titre par un passage au pluriel. La mémoire pour lui est nécessairement plurielle. Elle demeure clandestine, nettement plus populaire et alcoolisée que celle du petit Marcel

celle des morts sans sépulture, celle des morts vivants, celle des êtres qui sont vivants uniquement à cause d’un mensonge ou d’une erreur de la mémoire.

Avec une verve farcesque, les morts vivant sont la silhouette d’un peintre maudit, les morts sans sépulture sont les parents du héros (la mère morte par hypocondrie dans un tremblement de terre, le père jeté à la mer malgré ses volontés d’incorporer, mort, le projet artistique qu’il n’a su mener à bien et qui servira à nourrir les poissons et le pêcheur qui profite de l’aubaine) et les mensonges et autres erreurs de la mémoires sont celui d’être si bien pris pour un romancier qu’il finit par le devenir.

Espionner par des fanatiques littéraires qui étudient Marcel Proust jusqu’à ce que le volume unique de La recherche devienne une arme, le taqueros alcoolique (vivant sa mort à crédit, comptant le nombre de jour où il pourra se saouler) finit par mener d’éthylique ateliers d’écriture et écrire sa vie retrouvée dans la littérature. Les dernières lignes sont les premières, le miracle proustien opère. Avant cela, Villalobos nous a livré une critique hillarante et juste de la théorie littéraire. Le héros fait fuir les démarcheurs et autres opportuns en leur lisant du Adorno. Pour nous entraîner la caricature doit toucher juste, parler en connaissance de cause. Ce genre de phrases devraient vous en convaincre :

Elle disait que mes personnages manquaient de profondeur, comme si c’étaient des trous. Et que mon style avait besoin de texture comme si j’achetais du tissus pour les rideaux.

Les temps perdus interroge aussi cette littérature de l’expérience si chère à la littérature nord-américaine. Avec une ironie plus paillarde que Ben Lerner, l’auteur interroge la nécessité d’avoir vécu pour écrire, à l’image de Javier Marias il met en scène la rancune des personnages de se trouver inscrit dans un roman.

Le roman propose aussi une très fine lecture politique du Mexique contemporain. Une façon de se moquer d’abord de tout ceux qui, en quête de renaissance personnelle, y sont venu y porter la bonne parole. Rude concurrence entre Humboldt, Artaud, Breton, Burroughs, Kerouac. Le Mexique comme terrain littéraire pour de pâles occidentaux. Une dernière remarque m’a beaucoup amusé tant elle décrit, hélas, avec pertinence notre situation actuelle :

on s’habituerait très vite au changement, comme si la capacité d’adaptation était devenue, dans le modèle économique en vigueur, une forme entrepreneuriale de la résignation.

 

3 commentaires sur « Les temps perdus Juan Pablo Villalobos »

  1. Je dois avouer que je suis trèèès méfiante envers l’humour dans un livre, surtout si celui-ci se révèle avoir l’objectif d’être comique. (je peux rigoler durant quelques moments drôles dans un livre, mais c’est assez rare) Je ne sais même pas quoi en penser après ta chronique, ça a l’air assez spécial…

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    1. L’exercice du comique est très périlleux. Il faut en saluer les rares réussites. Là sa marche vraiment. Rire tout seul à la lecture, sans baisse de tension ni de rythme m’arrive fort rarement. Souvent ce sont d’ailleurs des livres assez sombres.

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