Une jeune fille perdue dans le siècle à la recherche de son père Gonçalo M. Tavares

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Quelle représentation, concrète, physique, donner au temps ? Il semble que ce soit l’une des questions centrales de ce roman d’une belle étrangeté. À travers des rencontres éperdues, toujours d’une sourde angoisse, Une jeune fille perdue dans le siècle à la recherche de son père revient sur la mémoire du vieux vingtième siècle. L’univers romanesque de Gonçalo M Tavares livre à nouveau son irréductible étrangeté dans une prose transparente et à travers une allégorie qui résiste aux interprétations trop simples.

Avouons connaître fort mal l’univers de ce romancier portugais d’une singularité unique et d’une érudition élégante au point d’occulter de trop évidentes références. Pour écrire cette modeste note de lecture, j’ai tenté de me plonger dans mes souvenirs de la lecture, ancienne déjà, de Un voyage en Inde. Il n’en est pas remonté grand-chose. Une histoire de fuite plus ou moins versifié, une errance en forme de fuite et d’initiation effleurée. Un livre captivant dont on sort incertain, surpris, déçu peut-être un peu aussi, de ce sens qui affleure toujours pour mieux échapper. Cette magnifique résistance à l’interprétation est un sentiment qui vient aussi à la lecture de Une jeune fille perdue dans le siècle à la recherche de son père. Une densité en chausse-trappe, une relecture sans doute nécessaire mais qui n’éclairera pas la totalité du propos. La grande vertu de l’œuvre de Tavares est alors de nous interroger sur notre désir de domination, de réduction du texte. Il se révèle aussi une certaine beauté à être contraint de se demander si nous ne sommes pas dupes, si les pastiches de quêtes initiatiques de Tavares ne sont pas une arnaque derrière laquelle rien. Une sorte de vertigineuse escroquerie au néant ? Un miroir alors fidèle à nos existences ?

Je sens qu’on abuse de la réalité. Quelqu’un semble continuellement apporter par chemin de fer de gigantesques cargaisons de réalité, comme si elle était faite d’un matériau concret et qu’on avait chargé quelqu’un, ou une institution à l’origine et aux finalités inconnues d’en assurer la fourniture.

En apparence Gonçalo M Tavares n’abuse pas de la réalité, fut-elle trimbalée en wagons de marchandises aux funestes et évidents échos pour une intrigue située, pour ainsi dire, à Berlin. Dans un sens, cette constance mise à distance de l’illusion référentielle, de la vérification détaillée d’un plat et pauvre réalisme, s’avère sans doute préférable. Une jeune fille perdue dans le siècle à la recherche de son père déjoue ainsi notre fascination, à mon sens, douteuse pour le handicap mental. Les tribulations d’une trisomique, porteuse d’une appréhension inédite du monde et vectrice d’une morale merdique, me semble dégueulasse. Je l’évoquais à propos de l’envoûtant Chaos de Mathieu Brosseau : ne tentons pas de récupérer douleurs et obscurité d’une déficience qui nous reste obstinément étrangère sans doute d’abord dans sa banalité. Tavares s’amuse de notre fascination : un photographe possiblement pervers voudra prendre la trisomie d’Anna en photo pour la possibilité que son visage retrace une autre histoire. Une jeune fille perdue dans le siècle à la recherche de son père excelle à fournir des pistes volontairement inabouties comme autant de doublure du projet romanesque

préparer une histoire des animaux, pour envisager l’histoire autrement, à partir des animaux et de ce qui leur arrivait dans chaque ville, lorsqu’il assistaient ou réagissaient aux événements historiques et même parfois, comme c’étaient étrange, ils réagissaient.

Dans ce récit sans date ni lieu, parfaitement coupé de la vérification matérielle de nos captivités aux objets en tant que poids historiques, toutes les rencontres d’Anna et de Marius sont de tentantes variations autour de notre perception de l’histoire, de sa temporalité particulière et de son éperdue conservation. Outre cette mémoire animalière dont Règne Animal de Jean-Baptiste del Amo réussissait une approche pleine de vérité et de merdes, Une jeune fille perdue dans le siècle à la recherche de son père multiplie les variantes de notre perception du poids du temps. Je répète ici à l’envie cette platitude : un grand romancier est celui qui nous absorbe dans sa temporalité propre. Celle toujours hypothétique de Tavares se trouve de très curieuses incarnations. On pourrait avoir une représentation du temps en regardant en boucle des retransmissions télévisuelles de cent mètres, en regardant une montre à laquelle manque l’aiguille des heures ou une horloge d’usine calibrée sur la cadence du travail des ouvriers. Un vrai charme à cette suite de rencontre d’une très belle irréalité et qui sont présentées comme un vertige temporel. Là est sans doute l’unique sens de Une jeune fille perdue dans le siècle à la recherche de son père : la capture d’un instant ou plus exactement, lui trouver une représentation. Tavares s’amuse à mettre en cause nos représentations de la réalité. Son roman a alors le détachement et le concret des rêves étranges et, la référence est très présente, kafkaïens.

Il ne s’agit pas de fuir, mais de sortir du siècle, calmement, avec élégance, sans impatience, en ouvrant une porte et en la refermant ensuite presque sans bruit.

Nulle gratuité pourtant dans Une jeune fille perdue dans le siècle à la recherche de son père. Son intime topographie est hantée, comme l’est ou devrait l’être le roman européen, par « une reproduction exacte, homothétique, de la géographie des camps de concentrations. » Non sans l’élégance d’un humour très noir, Anna et Marius se retrouvent dans un hôtel labyrinthique sans nom où chaque chambre porte le nom d’un camps de concentration et dont l’agencement dessine une figure sans nom prononçable. Son propriétaire, pour échapper à la mort, se sera fait tatouer dans le dos, un palimpseste composé uniquement du mot juif telle une kafkaïennne victime de La colonie pénitentiaire. La réflexion sur le temps, qui ne s’arrête à aucune solution, reste un appel à la mémoire, à la révolte comme ces affiches collées aux hasards des venelles et autres chemins de traverse où se déploie l’univers de Tavares

nous voulons que les gens aient bonne mémoire, qu’ils voient les détails, qu’ils soient gagnés par une certaine rage qui doit être contenue, maîtrisée, comprimée, pour plus tard être extériorisée avec plus de force, mais au bon moment, de concert avec des milliers d’autres tensions comprimées durant des années {…} pas encore, le moment viendra, mais pas tout de suite.

Une jeune fille perdue dans le siècle à la recherche de son père quête en fait, peut-être, l’instant où la réalité implose, où sa perception individuelle trouve l’exutoire d’une colère collective comme le laisse entendre la fin du roman.


Un grand merci aux éditions Viviane Hamy pour l’envoi de ce très beau roman

Une jeune fille perdue dans le siècle à la recherche de son père (trad : Dominique Nédellec, 241 pages, 19 euros)

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