Chaos Mathieu Brosseau

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Prose poétique hallucinée, aux confins de la folie, sur la gestation et la gémellité, Chaos intime un flux verbal, et sonore, plein de résonances et de « revenances. ». L’écriture de Mathieu Brosseau, somptueuse et pleines de discordantes assonances, porte dans le flux de consciences moins dérangées que dérangeantes.  Une très belle, mais ardue, découverte.

Précisons d’emblée que Mathieu Brosseau – que je connais nullement – m’a fait la gentillesse de m’envoyer son livre, à paraître début février 18 chez Quidam éditeur. Admettons dès lors une indéniable bienveillance dans ma lecture de cette œuvre exigeante. C’est ce que l’on dit, je crois, quand on se trouve déstabilisé par une prose singulière. Au moins un envoi qui me contraint à dépasser une réticence initiale sans le moindre doute toute théorique.

Pour la synthétiser en une phrase, empruntons-la à autrui. « Je ne m’arrête plus, quand je vois la folie » chantais Léo Ferré. Pour une part, je me demande aussi, presque davantage que d’y voir selon l’expression définitive d’Artaud, un « suicidé de la société », de quel bois elle était la chaise de Vincent. Van Gogh ou Artaud, toujours un petit doute sur cette glorification de la lucidité de cette folie qu’on enferme pour paraphraser, cette fois, Rimbaud. Du surréalisme à l’anti-psychiatrie, du simplexe d’Œdipe de Crevel à l’anti-œdipe de Deleuze, l’aliéné serait malade de sa lucidité, un révélateur politique de notre capitalisme schizoïde. Sans le moindre doute. Mais, simultanément, la maladie mentale me paraît paralyser par sa souffrance ordinaire, itérative, sans rédemption ni vision construite. Moins que la société n’est-ce pas avant tout lui-même que le ci-devant fou dérange ?

Seulement donc une réserve de principe de ma part. Au fond, ce qui importe est ce que l’on fait de cette vision. Prendre garde à ne pas, par goût du paradoxe et du contre-pieds critique, à ne pas réduire l’anti-psychiatrie (si tant est que ce mouvement ait existé en tant qu’unité) à une creuse glorification de la folie. Un de ces textes fondateurs , Vol au-dessous d’un nid de coucouremet radicalement en cause cette vision. La folie de leur personnage est peut-être, in fine, sans la moindre rédemption. Sans leçon ni apprentissage.

Par sa langue débridée, Chaos applique cette leçon. Celle qui se nomme la Folle, pour échapper à la dictature du nom de la mère (pour cette fois) ne sera sans doute pas soigné par cette évasion sinon inconséquente au moins irrésolue. L’Interne (à la dénomination prédestinée tant cette histoire de flux réduit – non sans raison – la vie à ce qui rentre et sort) l’enlève. Je n’ose dire la ravie pour ne pas parodier la Lol V Stein de Duras. Ses raisons sont troubles, sans doute pas mêmes simplement sexuelles. Dès lors, la grande réussite de Chaos est (pour ainsi dire) de prendre langue avec chacun de ses personnages. L’ensemble de la prose de ce que l’on hésite à qualifier de roman (tant son écriture est trop soutenue, retenue comme dans une concentration versifiée et imagée) tend à rendre le flux de conscience de chaque personnage. On parle en anglais de stream of consciesness pour indiquer, comme chez Joyce ou Woolf, le dépassement d’un simple monologue intérieur. D’ailleurs, comme chez Woolf, le danger auquel ne résiste pas tout à fait Brosseau est une confusion des personnages quand leur flux de conscience charrie les mêmes obsessions, quand la langue ne parvient pas toujours à être autre.

la façon  que chacun a de privilégier plutôt tel ou tel type de flux, oui flux, pour juste le sentir ou le dire, pour le capitaliser, c’est ce qu’on appelle l’identité ou l’humeur. L’humeur du discours change comme la rivière change son lit.

Mathieu Brosseau plonge dans la psyché de ses personnages, la Folle, l’infirmier (très joliment), l’Interne… La langue semble alors la même pour tous les personnages. L’hypothèse présenté pour palier cette défaillance du discours est, finement, une contamination de la folie. À la toute fin, pour indiquer la pénétration des obsessions de son personnage principale chez tous ceux qui l’écoute, l’auteur joue du terme de ventriloquie.

En effet, le flux de conscience dans Chaos est intestin. On a, d’après ce qu’on dit, les complexes de sa culture. Le délire de la Folle est catégoriquement littéraire. Sexualité, gestation et gémellité y apparaissent comme, quasiment, des lieux-communs d’une certaine modernité poétique. Artaud encore bien sûr. Assez étonnamment, Chaos n’a pas produit chez moi la même gêne qu’à la lecture, mettons, des carnets de Rodez.  La lecture d’Artaud me donne toujours l’impression d’instrumentaliser sa souffrance. Je parviens seulement à aborder sa correspondance. D’ailleurs moins celle très connue avec Rivière que celle avec une de ses maîtresses roumaines dont le nom ne me revient jamais. Des demandes insistances de morphine, plaintes et persécutions, douleurs et aspirations. Désolé pour ce détour.

Si le terme ne me semblait pas si galvaudé, je dirais que Mathieu Brosseau échappe à une fascination coupable pour les « croyances atonales » des aliénés en déployant une poétique propre. Assez sale au demeurant ; jamais salace cependant. Parlons néanmoins d’une légère réserve de ma part sur l’univers de cette prose. Afin d’atteindre à une certaine a-temporalité, Mathieu Brosseau place cette histoire de jumelle au même nom dans deux villes (gémellaires bien sûr) appelées seulement la Ville et l’Autre Ville. Sans époque, la prose m’a parût évoquer un peu de cette littérature d’Anticipation dans laquelle je parviens mal à me situer. Celle de Défaites des maîtres et des possesseurs de Vincent Message ou celle de 7 de Tristan Garcia. La même évidence peu descriptive dans cette tension vers la simplicité du conte philosophique. Par une de ses intuitions impossibles à étayer, elle permettrait de « fuir nos fausses certitudes », j’ai aussi songé à Tanguy Viel. La prose cependant ne paraît pas assez précise même si elle nous permet de deviner, selon une formule acérée, « le cul des vies que les fenêtres donnent en spectacle. » ou aussi la craintive avarice d’une normalité mensongère :

elle craint l’étrangeté, l’étranger, elle se sent riche, riche d’elle-même, si belle qu’elle capitalise les signes extérieurs de beauté conventionnelle, en est intimement fière, et son intimité se voit : elle est poitrinairement opulente.

Cet exemple pour tenter de donner à voir l’attrait premier de ce livre court et très dense. Sa langue tant elle se laisse porté par ses inventions, tant sa logique est guidée par des associations sonores. Donnons des exemples ces mirifiques assonances et autres euphonies : « se prononcer sur une incarcération prolongée dans ce royaume de voix projetées » ou encore « les vents aveugles du Vide » «l’Alléluia de l’assassin » et plus en calembour décisif : « Le Livre-Arbirtre. » Parfois l’association sonore ne crée, à mon avis, aucune vision : quelque chose de préhistorique ou de péri-urbain suscite nulle image en moi. Mais je continue à croire que le fonctionnement de nos cerveaux, parasité par le langage et sa sonorité qui en guise ses épiphanies doit dans la littérature sembler si brillamment poétique. Qu’importe le réalisme qui convie à s’attarder sur la bassesse de nos pensée.


Je remercie, vraiment, Mathieu Brosseau de m’avoir permis de découvrir son livre avant sa parution en février. N’hésitez pas à consulter son site. Merci à Quidam éditeur pour l’audace de cette publication.

2 commentaires sur « Chaos Mathieu Brosseau »

  1. C’est en effet une voix que celle de Mathieu Brosseau

    À suivre, on ne sait pas : Uns a pu nous inspirer, et comment. En effet qui peut le suivre, et le pourrait-il pour quoi, vers où ? Mathieu Brosseau le sait-il lui-même, et je ne lui lancerais pas cette pierre autrement qu’en le lisant et relisant. À écouter-entendre oui. Certainement. (Et à réécouter pour le bien entendre.) À l’auteur de la « camisole de force » (Frédéric Saenen) — au-delà de la belle métaphore et du coup d’exploit langagier —, assez digne de Gala (ou du célèbre slogan de Paris-Match) : Il est toutefois dommage qu’il faille exclure (autrui) pour se (le) poser… Encore ce vieux clivage du ciselé et de l’amplique (la broderie du corset de vers avec sa rime et celui qui se veut blanc sans dentelles) : flip-flap versus vroum-vroum, en sortira-t-on ? Pour rejoindre la « proserie » de la voix, loin de la « reproésie » de l’écrit l’aliénation de l’autre qui n’est pas mon pareil n’a-t-elle pas déjà une assez lourde histoire…
    Il faut aussi dire que l’on est toujours dans ce complexe de la littérature devant la peinture ou la sculpture, et qu’elle a disons (le Colorfield painting est un exemple pertinent, ou plus avant), non pas 70 ans de retard mais plus de cent, autrement dit une éternité. Or le temps de rattraper ce retard, politiquement est déjà probablement passé…
    Il y a d’autres problématiques, et d’autres voies de synthèse ou de dépassement. Mathieu Brosseau en est une.
    Il y avait également Tony Duvert et Bernard Desportes.

    Par ailleurs, permettez-moi de vous présenter les Éditions ANTÉCIMAISE, entièrement sous licence — non commerciale — Creative Commons (seize titres à ce jour), et dont les chemins d’accès Internet sont les suivants :

    Cliquer pour accéder à %c3%89ditions-ANT%c3%89CIMAISE-collection-Vigie-le-Collectif-ant%c3%a9cimaise.pdf

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    Bonne lecture…

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    1. Merci pour votre commentaire. Continuons à lire Mathieu Brosseau. Le suivre, simplement, en achetant ses livres, en leur donnant une certaine visibilité, en espérant qu’il puisse, en deçà de toutes considérations poétiques, avoir de quoi bouffer. Peut-être suis-je plus timide (craintif) sur, selon la formule idiote, l’expérience des limites.
      J’ai jeté un œil sur vos liens, pas facile de s’y retrouver. En tout cas merci pour cette promotion (désintéressée ?) pour les creative common, allez jetter, si le cœur vous en dit sur ma note de lecture de Rabot publié, par l’Ogre, sous cette forme.
      Une très bonne journée à vous

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