Trois étages Eshkol Nevo

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Trois récits de nos solitudes, trois étages d’un immeuble de Tel-Aviv, trois « topiques freudiens », avec précision et empathie, Eskhol Nevo livre surtout trois très belles conversations avec l’absence. Trois étages se révèle alors un très beau roman sur nos arrangements avec la réalité, avec la violence de la société israélienne.

Au premier abord, l’agence des trois récits de ce roman pourrait se révéler fragile : trois longues nouvelles accolées sous le prétexte de dresser un portrait de la vie d’un immeuble un peu trop calme d’une banlieue chic de Tel-Aviv. Leurs habitants se croiseront pour entrelacer destin et une unité narrative un peu lâche. La solitude de nos ville : anomie et isolement et autres dénonciations au fond sans contour. « C’est tout le truc de la crainte de la folie : elle ne découle pas seulement de la solitude mais c’est cette peur qui provoque la solitude. »  Avec une belle intelligence Eshkol Nevo joue de cette interprétation. Les récits se réunissent insidieusement par la douleur latente qu’il mette en scène, par leur désir d’une compensation dans un long monologue dont l’interlocuteur est de plus en plus fantasmé.

Ne nous laissons pas prendre à des rapprochements par défaut : certes, j’ai pensé à Zeruya Shalev tout au long de ma lecture, la même noirceur, cette même façon de révéler les failles de ses personnages par un discours solipsiste. Il serait un peu trop facile d’en déduire que l’ombre de la culpabilité hante toute la littérature israélienne, la violence de son occupation territoriale en devenant alors l’indicible âme damnée. Fort heureusement, rien ne s’affirme aussi clairement dans l’œuvre de Eshkol Nevo. D’ici, notre posture politique s’attend à la présence impossible à refouler de l’inhumaine situation palestinienne. On n’impose pas un inconscient littéraire. Notons d’ailleurs que le romancier s’en amuse. Il ne faudrait pas être un grand psychologue pour comprendre que le commun du « substrat des rêves » serait là-bas la Shoah. Quitte à outrageusement généralisée autant souligner à quel point Trois étages parle de notre société : la violence larvée en partage, l’enfermement dans des drames plus ou moins imaginaires pour compenser nos vies sans foi ni engagement, « les infidélités minables que la vacuité de votre existence, et non le désir, favorise. »

ça me fait terriblement peur, c’est comme si… nous avons à l’intérieur, dans le cœur, dans l’âme, cette chose qui relie toutes nos parties, cette chose qui se souvient, qui oriente, qui organise, d’où tu viens et vers où tout se dirige, comme une sorte de résumé, cette chose qui est nous, comme l’épine dorsale mais non constitué d’os, mais de sentiments, tu me comprends… ?

De telles interrogations tacites demeurent obstinément au creux de nous-mêmes. Trois étages laisse affleurer l’imminence de la mise en mot, l’événement où le quotidien bascule dans la mise en récit. Trois étages propose d’abord de ce premier niveau de lecture avec l’habilité de le laisser amplement à lui-même se suffire. Un père par excès d’amour laisse sa fille, par une de ces commodités où le quotidien nous rattrape, une de ces désillusions que Nevo sait si bien donner à voir, à un vieillard sénile. Il le soupçonnera des pires dérives, tentera vainement de justifier ainsi son adultère pour découvrir une vérité dont lui seul pressens l’horreur.  Pas le récit que j’ai préféré. Tout à côté une femme fantasme sur son beau-frère en absence de son mari. Plus haut, une veuve laisse des messages sur le répondeur, à cassettes, de son mari pour lui raconter comment elle a repris contact avec son fils. Tous ces récits résonnent d’une douloureuse gravité, Nevo s’en empare pour dévoiler un passé saturé de failles. Laissons au lecteur le soin de découvrir cette souffrance, sa joie aussi, qu’il est inutile de paraphraser.

Avec une très belle ironie, Trois étages propose ensuite un second niveau de lecture : celui freudien. Tout le charme des personnages de ce roman tient à la permanence inquiète de leur introspection. L’aveuglement de l’auto-analyse, son insidieuse déperdition de réalité. Mais peu  à peu les personnages gagnent en lucidité, en profondeur aussi par leur capacité à, avec plus ou moins de fausseté, prendre en compte l’avis d’autrui. Hani, en l’absence de son mari, lui prête et se moque elle-même de sa manière de se plaindre d’avoir des « orgasmes circonspects », de s’attacher un peu trop à ses enfants et déplorer que son mari ne puisse le faire. Le dernier personnage, le plus beau et le plus déchiré, un juge à la retraite suggère alors cette piste de lecture freudienne : trois étages comme le Moi, le Ça et le Surmoi. L’instinct, la composition difficile avec la réalité et la prise en compte de l’impact sur autrui. Heureusement, rien de si mécanique. Peut-être une ombre de circulation inconsciente : Hani est appelée la veuve pour annoncer celle qui prendra ensuite la parole, elle déplore de voir sa fille s’inventer une amie imaginaire quand elle souffre de la démence de sa mère, de la sienne qui doute de la réalité de sa liaison langagière uniquement (très belle scène érotique par les mots comme dans Seule la nuit tombe dans ses bras). Bref, la recherche pas si inconsciente d’un contact qui enfin nous touche.

les trois étages de notre âme n’existent pas du tout ! Pas du tout ! Ils existent dans l’espace entre nous et quelqu’un d’autre, dans l’intervalle entre notre bouche et l’oreille de celui à qui nous racontons notre histoire.

La construction de Trois étages révèle alors cette absence, « ce vide qui exige d’être comblé. » Une construction mentale, un dialogue avec l’éloignement. Le renoncement heureusement ne se répand pas. À la toute fin persiste un espoir collectif, tant de gens qui occupent l’espace avec la certitude de l’absence de fatalité à accepter les choses telles qu’elles sont. Cette maigre et pessimiste chance de les améliorer doit continuer, entre autre, à se nommer roman.


Un grand merci aux éditions Gallimard pour cet envoi

Trois étages (trad Jean-Luc Allouche, 313 pages, 22 euros)

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