Mikado d’enfance Gilles Rozier

Mikado-d-enfance

De quel traumatisme remonte notre identité, de quels souvenirs enfuis, derrières quelle incertitude ou honte finit-on par se construire, se trouver ? Dans une prose à la délicate simplicité, Gilles Rozier revient sur ce que lui a laissé une lettre d’insulte antisémite adressée à son prof d’anglais. Par des réminiscences reconstruites, par une évocation pudiques de ces peurs enfantines et ses oscillations adolescentes, Mikado d’enfance se révèle un texte bref et précieux.

L’image du mikado, pas nouvelle mais peu usitée je crois, paraît pertinente pour décrire le recouvrement de la mémoire. Des faisceaux de souvenirs entassées qui offre l’illusion de pouvoir en toucher un sans déranger les autres. J’ai toujours trouvé ce jeu pesant, peut-être parce qu’il offre une image de l’ennui de l’enfance. La métaphore du mikado fonctionne alors par la lassitude d’un nouveau texte autobiographique et elle en vient même à expliquer la démarche de Mikado d’enfance. Il s’agit d’un jeu hors d’âge, auquel tout un chacun a déjà joué. Rien de nouveau dans ce roman qui fonctionne pourtant dans la simplicité de la douleur dosée, tue presque dans son ordinaire tragique.

Ne plus être le fils du directeur de lusine, ne plus être filliste, et peut-être même n’être plus le fils de la fille de celui qui était mortendéportation.

Le plus touchant dans ce bref « roman » reste ce qui est dit à demi-mots, en italiques, dans des biffures sonores où le langage impose son incompréhension. Nous reviendrons sur lévenement qui décidera, pour partie, de ce que Gilles Rozier est devenu. Un grand spécialiste de la culture juive, un romancier précis et empathique dont -plutôt effacés par ailleurs – me reviennent les souvenirs lumineux de ma lecture de son D’un pays sans amour. Par l’insultant néologisme (inventé par son frère puisque comme le soulignait Daniel Mendelsohn toutes les haines sont fraternelles) de fillistes, le roman soulève une attraction dont Gilles Rozier se garde heureusement de résoudre les ambiguïtés. Mikado d’enfance oblitère toute révélation sur l’orientation sexuelle du narrateur. Elle nous indiffère au fond. Un garçon qui joue à la poupée, est entouré de fille, aime l’école mais nettement moins la normalisation de son diktat d’intégration qui stéréotype désirs et toutes les conneries faites pour se sentir partie intégrante. On en parlait à propos du déchirant Ouvrir son cœur d’Alexie Morin : toute autobiographie ressasse une honte. Jamais inutile de souligner la composante sociale de l’humiliation. L’école et ses cases, le lycée et les désirs détournés pour un camarade dont Mikado d’enfance offre une image saisissante. Par désir d’intégration, volition d’intégration ou prurit plus profond, le narrateur fournit (croit-il se souvenir non sans insister à quel point la mémoire, surtout par écrit, sert aussi à se dédouaner) l’adresse de son professeur d’anglais. Ses souvenirs effacent le contenu de cette lettre antisémite. Avec cette invraisemblable automatisme que seule la vie sait mimer, celui dont le grand-père est <…> (par quel terme remplacé, s’interroge-t-il avec une vraie pertinence, la périphrase égalisatrice, longuement entendue comme un tout incompréhensible, mortendéportation ?) à Auschwitz. On pourrait alors le dire ainsi : la vraie émotion de Mikado d’enfance vient de son interrogation de ce que l’on met derrière les mots. La littérature n’a d’autre fin.

Conformément à la ligne éditoriale des éditions de l’Antilope (que je découvre avec grand plaisir), Gilles Rozier s’interroge ce que lui-même met derrière le terme juif. Le langage reste une défense désespérée. Face au conseil de discipline la mère objecte que « vieux juif » ne serait pas une insulte. Le narrateur commence alors à se demander ce que lui-même met derrière ce terme. Nouveau révélateur d’un non-dit. Sa mère est juive mais comme son père, élevée pendant la guerre dans une institution communiste, laïque. La judéité serait des saveurs, une langue entendue clandestinement, une révélation quotidienne. Gilles Rozier met des mots simples, touchant, sur cette réappropriation. En sous-texte surgit l’histoire de sa famille avec toujours une détermination en suspens, comprendre une richesse.



Un grand merci aux éditions de l’Antilope pour l’envoi de ce roman à paraître le 22 août.

Mikado d’enfance (186 pages, 18 euros)

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