La douleur du chardonneret Anna Maria Ortese

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Le royaume de l’enfance, ses douleurs secrètes, ses mensonges et dissimulations et surtout les sur-interprétations surajoutées à ses silences par les adultes  La douleur du chardonneret dessine un éloge de la pureté et offre une défense mélancolique de toutes les souffrances et des interprétations faussées auxquelles elles donnent lieu. Dans une prose rêveuse et rieuse, Anna Maria Ortese réanime la Naples souterraine du XVIII siècles, déchiré entre le progrès et l’irrationnelle, dans un roman qui oscille entre magie et perversion des manipulations.

La douleur du chardonneret est un roman qui a la grâce de laisser parfois son lecteur désemparé. Un des apprentissages de la lecture serait de ne savoir exactement ce qu’il convient de penser du récit qui se déroule devant vous. Peut-être parce que je découvre par ce roman, l’œuvre d’Anna Maria Ortese, sa sensibilité, souvent exacerbée, m’a semblé insituable. L’enchantement et la grâce au cœur de son roman tiennent alors, comme la pensée de l’autrice, à une incapacité à se laisser réduire à un discours. On peut cependant penser que La douleur du chardonneret parfois se laisse prendre à sa propre ambiguïté. Là encore, loin d’être impossible que ce sentiment provienne de ma relative méconnaissance du contexte. Pour raconter son histoire et les variations auxquels elle donne lieu, dont la trame est assez simple (trois amis s’en vont à Naples, ils seront fascinés par une jeune fille ou peut-être par son histoire d’un assassinat d’un chardonneret si on s’en tient au récit-cadre), Anna Maria Ortese s’empare du contexte post-révolutionnaire. La pensée de l’autrice devient alors relativement insaisissable. L’essence de l’œuvre tient au regret et aux remords, aux revenants et à tout ce qui impose une nouvelle interprétation.

son cœur était obsédé par des ombres et des pressentiments (ou, pourquoi pas, des souvenirs d’événements malheureux ?) qu’il n’était pas bon d’héberger en soi ; et c’est uniquement de ces souvenirs-là qu’il devait guérir.

Dans ce contexte, La douleur du chardonneret s’orne d’une ombre réactionnaire. On en connaît l’antienne : la Révolution Française serait le péché originel de nos démocraties, son rationalisme des Lumières aurait assassiné la grâce, la superstition, le sentiment aristocratique qui se réfugie dans l’incompréhensible. Sans que l’on sache si on peut véritablement lui attribuer, Anna Maria Ortese joue de ce regret. Une fois encore ce qui l’intéresse c’est surtout ce qui revient. Le roman, les revenants, les regrets en un inlassable non-dit qui se cherche une langue, toute une partie de la littérature n’est que cela. Dans La douleur du Chardonneret flotte donc les exilés, les bourboniens qui se réfugient à Naples comme le lieu ultime d’un règne qui n’a plus raison d’être. Avouons avoir été un peu perdu par ce sous-texte politique dont joue La douleur du chardonneret dans une relecture des faits qui, à force, finirait presque par lasser. C’est un des reproches que je déteste : il y aurait des longueurs dans le roman. Surtout pour ce roman, il ne faut méconnaître l’ennui et la langueur, ne pas méconnaître que ce qui lasse est peut-être ce qui touchait l’auteur ou ce que l’on redécouvrira lors d’une seconde lecture. Et pourtant, dans le dernier tiers du roman, à moins que je n’ai été moins attentif, disons dans la cinquième partie (« Le prince et le lutin ») le jeu d’interprétations variées et contradictoires m’a paru se répéter dans cette « longue histoire à plusieurs voix ou aux voix différentes. »

Telle est, en déduisit-il, la prétendue vérité du monde, toujours changeante, affabulée, contradictoire, toujours aussi déroutante qu’une farce ou un rêve de Satan.

Le récit, de fait, fonctionne sur une variation sémantique, sur la possibilité même d’interpréter autrement une réalité qui revient. Trois amis donc, Neville, Nodier et Albert s’en vont à Naples. Ils y rencontrent la belle Elmina et sombre sous son charme magnétique et destructeur. Elle se tait et laisse dire. D’emblée, le lecteur se laisse prendre aux ensorcellements de la prose d’Anna Maria Ortese qui elle aussi vacille entre modernité  et diabolique retour des fantômes qui hante la prose. On pense parfois à un pastiche de Jacques le fataliste et son maître de Diderot par cette façon de remettre en cause les conventions du récit. Il faudrait analyser plus en détail les bifurcations des parenthèses dont Anna Maria Ortese grève son récit. Nous ne sommes jamais assurés de ce à quoi nous assistons. Nos interprétations sont aussi valables que celles d’un cauchemar, c’est dire. Au fond, tout ce que donne à voir La douleur du chardonneret pourrait être vu derrière cette « loupe de Varsovie », ce processus magique par lequel Neville voit (ou croit voir) ce qu’il ne devrait pas voir (ou compense ce qu’il n’a pas vu) ce qu’il s’entête à croire être la partie cachée, cette obscurité qu’il doit comprendre (qu’il croit ainsi maîtrisée) pour calmer cette souffrance obstinée qui caractérise tous les personnages du roman.

il est dans la nature humaine, quand elle souffre à l’excès, de se tenir sur ses gardes, à cent lieues du cœur des choses, de leur vérité.

Le chardonneret ou son chant qui revient sans cesse dans le récit, qui devient même la possibilité d’un personnage, El Cardillo, devient alors l’explication de toutes ces variations de récit. Derrière le jeu sur les sens et les mots, sur la construction savante du récit, se cache une mélancolie profonde et une compassion profonde pour les souffrances des hommes et surtout des enfants. Dans « ces contrées à mirages et embrouilles », dans cette Naples qui devient une ville souterraine, peuplée surtout, Maurizio De Giovanni le sait bien, de morts, il reste l’innaceptable souffrance  et nos vains efforts pour lui trouver une explication ou, pire, un responsable.



Un grand merci à L’imaginaire Gallimard pour l’envoi de ce roman.

La douleur du Chardonneret (trad Louis Bonalumi, 450 pages, 13 euros)

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