
Les déchirements, intimes et politiques, dans un état balte imaginaire mais surtout réflexion sur la balkanisation apportée par le nationalisme, par cette folie chimérique qu’est le langage. Banquet en Blithuanie narre les ressemblances entre deux pays, la Blithuanie et la Blathanie, et deux hommes, un tyran et son ami et principal opposant. Mirosla Krleza emprunte dans cet immense roman toutes les formes de discours (rêves, journal, dialogues, pièce de théâtres) pour montrer la folie des hommes mais aussi leur préservation dans le langage.
Voilà longtemps que ça ne m’était pas arrivé, peiné à finir un livre. Il faut dire qu’avec ses près de huit cents pages, toujours très denses, Banquet en Blithuanie peut à l’occasion égarer le lecteur. Il s’agit pourtant, je crois, de la plus détestable, la plus impuissante, des critiques que d’accuser un roman de présenter des longueurs. Dans ce cas, le lecteur ne ferait-il pas mieux de s’interroger sur son incapacité à se plonger dans la temporalité du récit, à ici, se laisser porter par ce jeu de ressemblances pleines de dissemblances. Un peu de mal néanmoins à achever ce roman d’une belle complexité pour une mésestime personnelle. Il faudrait savoir passer outre. Je confesse un vague désintérêt pour les intrigues politiciennes, les jeux de cabinets, l’ambition du pouvoir et autres fariboles qui semblent réduire ceux qui s’y adonnent à des marionnettes. Tout pouvoir est maudit disait Louise Michel ou, comme l’affirme l’auteur, « la phrase est la destruction, stupide et mortelle, de l’intelligence humaine. La phrase c’est la mort !» On le sait, est-ce si souhaitable que nous plonger dans ses arcanes, dans ses bals, dans l’hypocrisie courtisane ? Miroslav Krleza écrit ici une caricature très acide des flagorneurs, de la solitude du pouvoir mais surtout des parasites qui en profitent. Un ton très années 30, à l’époque où est censé se passer l’action, dans cette moquerie de l’aristocratie du pouvoir. On pense parfois au Pieds dans le plat de Crevel.
Ces stupides mots humains se sont métamorphosés en choses sacrées, en divinité, en patrimoine sacro-saint politique et national, en drapeaux, en devises, et, prenez-y garde, ces mêmes mots stupides nous emmèneront au diable, pour cette simple raison que les vaines paroles humaines ne sont pas autre chose que des divagations hallucinantes dans un sommeil hallucinant.
Des écrans de fumée dont Banquet en Blithuanie illustre le songe inquiet et leur transposition ne cesse d’interroger le lecteur. Miroslav Krleza l’entraîne dans un univers d’une cohérence parfaite d’être toute de décalage. Un romancier yougoslave invente un état balte, tous les conflits, les langues et les imaginaires collectifs afin de dénoncer le danger irrédentiste de l’élaboration de son propre roman national. « Tout est devenu aujourd’hui une seule et unique religion nationaliste et internationale. » Un avertissement pour aujourd’hui où renaissent les absurdes, et meurtrières, rhétoriques patriotiques. Baroutanski, tyran d’opérette esseulé, sorte de maréchal absolu et Niels Nielsen, opposant politique lui aussi perdu dans ses discours pompeux comme le latin dont il émaille ses pétitions de principes, sont deux frères ennemis. Deux anciens amis, le pouvoir les sépare avant de, tragiquement, les rassembler. Parfois, ces deux personnages m’ont semblé n’être que des silhouettes, incarnations d’une idée. Juste avant que Mirolaslav Krleza ne les humanise par la complexité de son décalage. Le lecteur sera, peut-être, comme moi doté d’une connaissance plutôt superficielle sur les revendications nationalistes des états baltes, les jeux de pouvoirs et d’influences créés par leur indépendance. Plus encore, s’il commence à interroger les éventuelles ressemblances avec la partition de la Yougoslavie. Mais peut-être, et c’est là toute la redoutable intelligence de ce roman, est-ce une erreur de perspective.
Une danse de fantômes, ignoble et folle, un jeu de dupes inhumain, prudent, retors et louche, un mensonge éhonté, répugnant : doubles mentons repus et barbes qu’on caresse, rots de béatitude après le meurtre, queues basses et hochements de tête, vulgaire adulation quotidienne du succès.
Une plongée terrifiante, sans pardon, « dans cette longue insomnie qui s’appelle la vie – peuplée de veilles sanglantes et si souvent étranges. » Tout l’intérêt, et il n’est pas mince, de Banquet en Blithuanie est son interrogation morale. Le pouvoir fait de nous des pions, notre conscience apparaît souvent en une insomnieuse hallucination. Barouthanski illustre la volonté d’être compris, cette volonté de fuir sa propre vie qui caractérise aussi les salauds. À l’instar des cauchemars, Miroslav Krleza met en jeu la ressemblance. Blithuanie et Blathuanie partage une histoire commune, un devenir donc antagoniste. L’auteur interroge alors la force des mots, leur poids de sang et d’incompréhension. Au début du roman (il faut souligner à quel point Krleza fait varier les discours et sait passer d’un personnage à l’autre), Niels Nielsen signe une lettre ouverte, plutôt confuse au demeurant. Ainsi commence la fatalité, meurtre et un très joli dialogue avec sa maîtresse suicidée sur les réalités d’après, la transcendance. Immense roman, parfois trop grand pour le lecteur, où s’affrontent les conceptions, les exaltations et les solitudes. Banquet en Blithuanie ouvre soudain à des réminiscences où se devine une extraordinaire conception historique de tout un pays. Un roman à relire sans aucun doute.
Je me souviens d’avoir découvert ce livre dans le cadre du Mois de l’Europe de l’Est ; je l’avais noté malgré le commentaire « difficile à aborder ». Je trouve intéressante la réflexion sur l’état totalitaire.
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