Le quartier, les messieurs Gonçalo M. Tavares

Quartier utopique où une autre logique, avec son inquiétude propre, est proposée avec l’esprit de sérieux d’un grand éclat de rire. Recueil de tous les essais curieux, entre dessin et écriture, dans lesquels Gonçalo M Tavares décrit une manière particulière d’envisager le monde, réfléchit sur le langage, ses pièges et ses représentations. Un curieux voyage dans l’étrangeté du quotidien.

Il arrive parfois qu’une lecture soit comme retenu par une question de rythme, qu’elle ne parvienne pas à s’imposer une cadence, à choisir entre de larges plages ou de brèves picorages. Avouons n’avoir pas toujours réussi à nous plonger dans la temporalité bien particulière de chacun de ses récits qui invente une forme propre mais toujours avec une déraison commune. L’auteur le précise : sans doute ne faut-il pas lire les aventures, les extrapolations, de ces messieurs les unes à la suite des autres. Peut-être. Mais, cette lecture perturbée, sans adhésion parfaite, révèle malgré tout le charme de ce qui finit par créer une somme romanesque, un univers d’un décalage cohérent.

Manière pour l’auteur, je crois, d’interroger sans cesse notre rapport au connu. Sans trêve, il nous détrompe pour mieux montrer, peut-être, que le langage toujours fait signe vers autre chose, maintient l’incompréhension. Susciter le trouble du lecteur, brouiller ses repères, reste l’objectif de la littérature. Face à ce livre, on voudrait d’abord faire preuve d’érudition, arracher à l’auteur la complicité d’avoir décrypté ses allusions, compris ses allusions, citations et autres hommages détournés. Dans Le quartier, la reconnaissance ne vaut pas identification. Encore que… On se perd, on veut voir des emprunts, des attitudes ; Tavares offre plutôt un subtil piratage. Monsieur Valery est perdu dans ses réflexions logiques comme Monsieur Swendenborg dans ses abstractions géométriques où, qui sait, se devineraient la transmigration des âmes ; Monsieur Calvino est perdu dans ses observations, ses voyages ; Monsieur Breton se parle tout seul sur la valeur d’un vers entendu en écho dans les conférences de Monsieur Eliott, Monsieur Brecht comme Monsieur Kraus verse dans la fable politique et l’absurdité du discours dominateur. Mais tout ceci est sans doute un trompe-l’œil, une première et insuffisante piste de lecture.

La deuxième interprétation de ce livre joyeusement énigmatique serait le dialogue avec ses illustrations, premières étapes d’une traduction d’une pensée dans une réalité plus « parlante », immédiate, que celle du langage. Résister à la barbarie, objectif de ce village retranché, serait continuer à tenter de trouver une traduction à l’abstraction, à cette logique imparable, dans notre tête seulement, où notre vie se met en récit. Le dessin devient alors, pour Monsieur Valery et Monsieur Swendenborg appuie de la réflexion, dérivatif de sa si sérieuse absurdité. Au seuil de la pataphysique, Tavares invente ainsi une science des approximations, une résistance surtout à l’amputation de sens. La valeur performative du langage est moquée, l’auteur montre qu’un politique croit incarner la réalité seulement parce qu’il l’a dit. À cet égard, Monsieur Brecht et Monsieur Kraus parviennent à en illustrer l’oppressante folie. Peut-être n’est-ce que des discours en l’air mais Tavares sait en suggérer toute la force et la puissance. Chez Monsieur Brecht on ampute, on coupe et on mutile le peuple pour qu’il soit conforme au dit du prince ; chez Monsieur Kraus le Chef ne donne rien sinon des exemples qui dégrade la vie de chaque citoyen au nom du bien-être du pays. Toute ressemblance…

Grand livre, Le quartier l’est sans doute par l’exigence d’arpenter à nouveau son univers de paradoxe, sa manière d’affirmer que toute la réalité du monde se tient dans un vers (à moins que ce ne soit un verre, d’absinthe tant qu’à faire comme dirait Monsieur Henri) analyser jusqu’à la surinterprétation, jusqu’à cette impossibilité logique où se déploie le très énigmatique univers de Tavares.


Un grand merci aux éditions Viviane Hamy pour l’envoi de ce livre.

Les messieurs, le quartier (trad Dominique Nédellec, illustrations Rachel Caiano, 785 page, 24 euros)

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