
L’enfance dans ses perversions, la découverte de l’Histoire dans le malaise, la sensation de soi dans la tension. La bible, premier roman de Péter Nadas entraîne le lecteur dans une douloureuse découverte de soi, dans une discrète et prégnante évocation de l’Histoire hongroise. Un court texte où déjà se pressent l’immense talent de ce grand romancier.
Il faut bien l’admettre, tous les lecteurs qui ont découvert Nadas par Histoires parallèles ou Le livres des mémoires découvre La Bible avec la curiosité réservée aux textes charnières, ceux qui aident à construire ses si amples univers romanesques. Après Almanach, Phébus continue à publier ces textes si importants. Toujours un rien mineurs mais diablement plaisants. On se sent ici dans un sillon déjà creuser ailleurs, sans doute au centre de la fermentation de ses histoires dont Nadas tire les fils sans les lier tous à fait dans ces romans plus longs.
La Bible est donc le premier roman, initialement paru en Hongrie en 1967, de Péter Nadas. Dans une certaine tension, avec aussi une indéniable torsion du langage (notamment dans l’évocation des lieux et de leurs floraisons comme miroir à l’ambivalence des sentiments du narrateur), l’auteur plonge dans les visages pluriels de l’enfance, dans ses instants d’une cruauté sans calcul ni compréhension, sans excuse ni rédemption. La Bible se présente comme un roman d’initiation dont, donc, les leçons seraient en suspens. Le choix de l’objet au cœur du récit sert alors sans doute à interroger la possibilité de se rédimer par la confession. L’auteur parvient à se situer à hauteur d’enfant, dans sa curieuse inconséquence, dans sa générosité en contrepoint à son égoïsme. L’écriture se fait souvent serrée, chaque chapitre se clôt sur une chute, manière d’écart à une morale attendue. Dans la cruauté du jeu, le narrateur tue son chien, éprouve ainsi l’absence de désir de consolation pour une faute qu’il ne se sent pas avoir commis.
Obstinément résolu à fuir la réponse, je marchais dans ses traces.
Almanach racontait en partie cette histoire, celle collective d’un pays qui tente de s’extraire de la culpabilité judéo-chrétienne, biblique, de son emprise sociale, de sa main-mise sur les relations entre les êtres. Péter Nadas joue alors de la suggestion dans le récit de ses instants de séduction, de suggestion, au centre de tous ses romans. La découverte, sans doute, de ce qu’il y aurait derrière la sexualité, séduction et rapport de domination. Le jeune narrateur rencontre sa voisine, troubles enfantions des premiers contacts. L’ennui et la peur qui en dirigent les jours. Autant de révélateur de toute une époque : la petite fille le menace de le dénoncer à son père. Dénonciation et emprisonnement arbitraire comme ferment de la société communiste hongroise. Le silence qui se fait dans les conversations quand intervient une intrus. La permanence aussi des récits anciens, ancillaires, dans ce qui ne parvenait pas entièrement à être une société nouvelle. La famille embauche une domestique, catholique. Avec cette douce perversion rendue sans apprêt, le narrateur la persécute comme on interroge un incompréhensible (d’être refoulé qui sait) désir de croire. Péter Nadas se fond dans les traces du roman familial, dans son changement de valeur des objets usuels. La bible dont le narrateur déchire des pages avant de l’offrir à sa domestique servait de prétexte aux activités clandestines parentales. Encore un mystère effleuré dont la révélation ne fera plus sens. Il se dégage une vraie fascination de ce court roman qui constamment navigue dans la fausse évidence. On pourrait penser que la cruauté, sa provocation, servent seuls à s’extraire des récits d’emprunts, des codes romanesques dont l’auteur observait, dès son premier roman, la subversion.