Les livres de Jakob Olga Tokarczuk

De la lumière, celle des Messies, des hérésies, de la liberté et de l’imposture, du progrès et de la philosophie mais aussi des morts. Majestueuse leçon d’Histoire collective, expérimentation encyclopédique, sur une autre Histoire de la Pologne et de ses hommes. À travers le destin rocambolesque, mi-illuminé mi tragique de Jakob Frank, Olga Tokarczuk disperse son ample récit (plus de 1200 pages) pour montrer à quel point nous sommes reliés à une totalité, à chaque être humain, en apparence seulement chaotique.

Le roman serait-il une manière hérétique de refondre sa propre Histoire, d’en amalgamer, tel un alchimiste, mythe et réalité, d’en combiner, tel un talmudiste, autrement les éléments – les mots et leur chiffre – pour y voir une réalité totale ? C’est en tout cas ce que parvient à proposer Olga Tokarczuk dans un livre à la fois d’une incroyable précision historique et d’une grande liberté dans sa variété de propos. Comme s’il nous restait à savoir que « le monde attend d’être raconté, qu’il n’existe vraiment que quand il s’épanouit pleinement. » Sans doute devons-nous en proposer d’autres interprétations tant il nous serait impossible de déterminer la part de réalité historique et celle d’invention dans la reconstitution dans cette figure majeure que fut Jacob Frank. L’ambition des Livres de Jacob est de restituer la saveur, les gestes ordinaires, les imbrications de toute une époque. L’autrice nous offre un point de vue incroyablement plurielle sur ce Jacob Frank qui se pensait, se faisait passer (cela reste difficile à déterminer) pour le Messie. Notons que c’est d’ailleurs sans doute l’aspect le plus réussi de cette virtuose polyphonie : Olga Tokarczuk parvient ainsi à nous captiver par des disputations théologiques passablement hermétiques pour ne pas dire volontairement hermétique. La Pologne du milieu du XVIII siècle a visiblement été secoué par des profondes divergences dans la religion juive. Olga Tokarczuk sait nous rendre sensibles les arrangements, le quotidien donc, d’une secte. Comment l’on s’impose, comment on construit un discours, comment on en fait une prédiction, comment on fait une révélation d’une fatalité tour à tour mesquine et magnifique. Toute la beauté de ce roman est de préserver la possibilité d’une vision mystique de ce personnage grossier et manipulateur, de nous rappeler (ironiquement possiblement) « le Messie est notre sosie, une version de nous plus parfaite de ce que nous serions s’il n’y avait eu la Chute. »

Ainsi donc, l’histoire de la disparition de Dieu est présente jusque dans le nom du monde. Le monde ne pouvait apparaître que parce que Dieu l’avait abandonné. D’abord, il y avait quelque chose, et ensuite il y eut un manque. C’est-à-dire le monde. L’univers entier est un manque.

On pourrait alors approcher toute cette histoire comme un récit de silence, la préservation d’un mystère, d’une lumière. La religion juive attend le Messie, certains se croient appeler à remplir ce rôle. Dans une vision qui sans doute a inspiré Krasznahorkai, selon le prophète Isaïe, ce Messie incarnerait une inversion des rôles, comme le Jugement Dernier, « il est modeste, il passe presque inaperçu, sans extravagance. Il se déroule dans notre dos en quelque sorte, en notre absence. » Les livres de Jakob montre alors ainsi toute la belle ambiguïté de ce que sera la naissance de la Philosophie des Lumières. Derrière son couvert mystique (refus du Talmud et libre interprétation du Zohar), Jacob est aussi un libertin. Il flotte au gré des justifications que peut en offrir son époque. Olga Tokarczuk en fait surtout un très beau jeu sur la lumière et le silence. Une analyse plus poussée de ce très beau roman montrerait sans doute la concordance et la déformation de la reprise de ce motif (pensons seulement à ce beau personnage du médecin oculiste) qui organise les différents récits et témoignages qui permettent d’approcher le silence que fut la vie de Jakob Frank. Afin de précipiter la fin du monde, peut-être pour s’y conforter, il se livre à ce qu’il nomme Actes Contraires. Rideau tiré, dans la préservation de l’obscurité, Frank se livre à cette prédation sexuelle, à sa possibilité d’émancipation qui sait aussi, qui est la caractéristique la plus visible de la première secte venue. Dans le puisant sous-texte mystique contenu dans ce roman incroyablement riche, l’autrice nous invite à dépasser les apparences. Pas de précisions ni donc de fascinations pour ce qui est limpide sous-entendu. Le roman insiste, décrit avec ce luxe de détail que permet un grand travail documentaire, ce qui dans l’époque a pu permettre l’émergence d’un tel phénomène. On retrouve alors bien sûr le rôle de l’église catholique, son démon de l’antisémitisme, la construction aussi de l’invention du mythe des juifs ayant besoin du sang des chrétiens. Le roman est troué de belles illustrations. Il sait se faire récit historique précisément dans sa silencieuse doublure fantastique. La très belle idée reste de faire de ce roman une manière de vision de la grand-mère de Jacob, plongé dans ce qui ressemble à un coma, et qui relierait les récits entre eux. Loin de se prononcer sur la nécessité d’un discours messianique, Olga Tokarczuk souligne l’importance d’un récit collectif. C’est une des beautés de ce récit : soudain les témoignages décousus s’assemblent, la réalité semble une trame un peu plus serrée. Peut-être n’aspirons-nous à rien d’autre.

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