Journal d’un bibliothécaire de survie Charles Sagalane

Laisser des haïkus, laisser survivre la saison et le paysage, construire par ces relations boréales ce qui tiendraient à la fois de la prose et de la poésie, de l’île et du continent, du récit et de l’essai, de l’invention d’une nation à la capture de son paysage. Un peu partout au Canada, Charles Sagalane construit des cabanes à livres, autant d’endroit où recueillir la survivante fugacité des sensations.

Dans cet essai indisciplinaire, selon ses propres mots pour qualifier sa forme délicieusement hybride, Charles Sagalane me semble poser une belle aporie : peut-on vraiment pratiquer le haïku hors de la tradition japonaise ? Sans doute pas, ou pas entièrement, ou pas sans explication, ou pas dans un projet d’adaptation et de détournement. Peut-être est-ce là la première porte d’entrée dans ce si beau texte ; y voir un essai sur le haïku, sa traduction, son imitation, son vocabulaire. Une tradition dont on croit connaître les codes les plus superficiels : la versification fixe, la présence des saisons, la sensation d’évanouissement qui doit ressortir de cet objet clos. Dans sa quête, Sagalane va nous en donner une explication bien plus fine en se penchant sur la matière même de ces poèmes. Les mots, l’étoffe du réel qu’ils dévoilent. Le japonais et son autre perception des saisons, ses variations lunaires bien plus fines que nos pauvres quatre saisons. Vraiment, je ne me hasarderai pas à résumer tout l’apport de l’auteur, toute la grâce avec laquelle il apporte un savoir élégant sans doute de n’être pas seulement théorique. Pas davantage serai assez fou pour qualifier la réussite, la beauté, la profondeur dans l’apparente facilité et superficialité, de ses haïkus. Il m’intéresse plus de m’approprier sa réflexion. On ne peut sentir le charme fugace d’un haïku, sa survie partant, que si l’on a déjà ressenti ce qu’il décrit, si le volatil instant qu’il capture nous parle. «Créer son écriture, c’est recréer le monde » ; « une fragilité de plus en dialogue avec le monde. »

Voilà comment le rêve gagne du terrain en littérature : par îlots de littérature.

Le livre, son langage, ses possibilités, ses îles deviennent le sujet même du récit. Le témoignage d’une expérience est l’expérience lui-même. Avec un vrai charme, Journal d’une bibliothécaire de survie parvient à une délicieuse confusion. Charles Sagalane se lance dans un projet, il veut installer des cabanes un peu partout sur son territoire. Laisser un témoignage, une cabane « Rudimentaire et collective. Un lieu de partage qui me ressemble. Solidaire et nomade, animé par l’esprit des livres. » Et ça c’est diablement réussi. Les cabanes sont comme les chapitres, il en subsiste des impressions ciselées, des rencontres, des empreintes, la pleine ouverture à autrui, au monde. L’invention alors d’une autre tradition, il fond ses pas dans ceux des écrivains nomades, souvent traducteurs, du japonais tiens donc. Bouvier et Bashô. À travers ce « continent de proses et ses îles de poésie », Sagalane développe une écriture nomade, touche à la fausse évidence du paysage, la nudité de son ressenti. L’art de la rencontre, le charme de l’ailleurs. Sans doute faut -il le préciser, l’attrait d’un certain exotisme pour un lecteur français.

Que j’entends créer, en ce sol boréal, un peuplement poétique.

Exotisme donc : au Québec, le milieu littéraire se constitue d’une bande de super potes, on partage et s’exalte collectivement. Brisons là avec cette ironie mal venue. Mais peut-être est-ce cela un nomade, un insulaire, un être capable d’un infini capacité d’écoute et d’accueil. Rêvons. La partie intéressante de ce récit est la façon dont Sagalane veut rêver son territoire, en faire archipel, comprendre caraïbe. On pense alors à Walt Whitman. Une nation née de sa poésie, des ses poètes qui l’arpentent. Une idée généreuse. Dans ses déambulations insulaires, Journal d’un bibliothécaire de survie parvient à restituer la constitution langagière du Québec, sa créolisation dans la toponymie. Entre langue autochtones, français, le nom de chaque île exploré est trace d’une histoire, sa faune aussi dessine un récit à la fois personnel et collectif. Continuons, pour nous constituer collectivement, à nous sentir attiré par « l’horizon de notre réalité. »


Un grand merci aux éditions de La Peuplade.

Récit d’un bibliothécaire de survie (400 pages, 20 euros, 26, 95 $)

Laisser un commentaire