Johanne Marc Graciano

Une vie de Jeanne d’Arc dans les détails, les exaltations et les enchantements, l’entêtement et les visions. Johanne est surtout le contact avec une langue rare, ancienne et à ce titre saturée d’impression, d’invention, mais aussi le toucher d’une conscience par une réussite impressionnante de la captation d’un rythme vitale, fascinant. Par son style sidérant, Marc Graciano nous révèle son univers, l’enchantement de la Nature, d’une invraisemblable cohérence.

Enjoignons le lecteur à dépasser ses a priori. Peut-être que, comme moi, lire une nouvelle vie de Jeanne d’Arc ne le tente pas franchement, sur le papier. Ma première réaction fut de croire devoir laisser cette « figure nationale » aux fachos et autres transis de nostalgie pour la grandeur imaginaire d’une France bien rance. Du coup, on m’excusera de connaître assez mal son histoire. L’essentiel n’est pas là. Sous forme de saillie ainsi on pourrait le dire : lisez la première phrase du roman de Graciano et si vous n’êtes pas emporter passez votre chemin. Blague puisque tous les chapitres se constituent d’une seule et même phrase, d’une seule respiration, de la continuité d’un propos confié dans la scansion de ses répétitions et reprises. Sans doute, pour apprécier le voyage, faut-il que vous soyez sensible à l’attrait de tomber sur des mots aux sonorités inconnues, à des noms détournés en adjectif (noël…), des adverbes aux tournures anciennes (mêmement…), les négations par des termes étranges (lopins, parcelle, sable…). Charme profond d’une langue qui parvient à donner une image du contexte historique (la France autour de 1430), mais contraint à interroger le lecteur sur la part d’invention, de singularité de l’auteur. On croise rarement une langue aussi, pour le dire bêtement, belle. Sa spécificité ne tient pas seulement à sa sémantique, mais bien à son souffle. Très longue phrase, claires quand même, sans doute par l’entassement de détail, l’art de la virgule pour respirer, l’utilisation du et comme reprise anaphorique et peut-être surtout du mêmement donc pour opérer une identification, une continuité.

Dieu n’était pas celui qui avait écrit le grand Poème, mais qu’Il était le grand Poème.

Mais Johanne ne tient pas seulement par sa langue. Même si on insistera jamais assez sur sa perfection. Graciano nous offre surtout une suite de vision, d’enchantements, de plongée dans ce que la nature, le hors-soi pourrait avoir de médiéval, fantastique, lumineux et incompréhensible. Une fois que l’on a pénétré la particularité stylistique de Johanne, on entend ce que l’auteur veut faire de son personnage. Il creuse cette évidence : une époque se caractérise par sa folie, ses obsessions, ses délires. On a les cauchemars et hallucinations de notre moment historique. La langue de Graciano est trop précise, trop enchanteresse, pour se laisser capturer dans des explications psychologiques. Notre héroïne nationale sans doute souffrait de troubles de la personnalité. Graciano restitue très finement les fixations de ses délires mystiques, les limites à des visions, autant d’instantanés croisés sur le bord de la route. Écho sans le moindre doute d’un discours entendu, répandu. Le premier paragraphe, subjuguant, sur l’enfance parvient à le suggérer. Un colporteur arrive à la table des parents de Johannes. Il exhibe ses médailles, déroule leur hagiographie qui profondément impressionneront Johanne. Mais, ce n’est pas cela qui captive l’auteur. Graciano lui veut saisir (et y parvient) des moments de basculement, de doutes aussi, ceux où Johanne devient Jeanne. Le roman s’arrête juste avant la célébrité et pourtant une part de sa magie de sa propension prophétique, omineuse dirait l’auteur. Comme si, mêmement, tous les instants menaient au bûcher. Heureuse fatalité. quand elle est rendue par une succession de ce qui s’apparente fort à des visions, à des scènes décrites en hypotypose, somptueux tableaux. On aime les instants de doute, les rencontres hérétiques. Un prieur dont la pauvreté est protection questionne le discours des voix, la France fille aînée de l’Église et autres bellicistes impostures : « toute guerre était injuste et cruelle, qui que ce fût qui la menât, et que la seule attitude convenable consistait à s’abstenir de toute violence. » Johanne, elle se tait, écoute, impassible, ignorante et éclairée. Graciano lui laisse entendre, raconté quand même par un accompagnateur de Johanne, l’exaltation des discours. Leur force aussi quand ils sont hérétiques. Manière sans doute pour l’auteur d’introduire un contre-point. Dans un certain jeu de symétrie, comme aussi pour exprimer l’absence de doute de son héroïne, ce discours revient dans la bouche d’un ladre, pauvre erre, lépreux probable, à qui il ne reste que la contestation du royaume de Dieu, du péché originel.

à cause que c’était à elle, et à elle seule, de découvrir le motif foncier, le moteur qui l’avait fait se lever et marcher, et qu’aucune voix, dit le ladre, fût-elle de Dieu lui-même ou de ses saints, n’aurait pu l’ébranler et l’émouvoir si, tout en l’ignorant, elle ne l’avait point déjà possédé en elle

Alors, reste les épiphanies dans la sauvagerie de la nature, le compagnonnage aux animaux. Johanne reste une petite paysanne, elle sait à ce titre être sensible à la vie animale. Plus que le passage obligé avec le christique cerf, retenons l’impresionante scène d’agnelage, la façon dont l’auteur donne vie au surplus de sensations sur le chemin. Une sorte d’aventure de l’attention extrême. Un peu de magie dans la rencontre d’une charbonnière aveugle, dans des massacres. Graciano nous emporte alors dans une manière de paganisme, de célébration du monde dans toute la diversité de ses enchantements. La sainteté de Johanne est peut-être de les traverser… Une vraie sympathie pour les simples qui hantent ce récit.


Un grand merci au Tripode pour l’envoi de ce livre.

Johanne (297 pages, 20 euros)

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