Les bords de la fiction Jacques Rancière

Restituer l’autre rationalité de la fiction, les disensus temporels et spatiaux de la littérature ; inventer une politique romanesque. Par une éclairante lecture d’Aristote et de Marx, Jacques Rancière replace l’exigence de la fiction, son invention d’un temps autre, racheter l’œuvre de destruction et contredire l’œuvre de domination par le partage de ces instants quelconques au bord du rien qu’unit Les bords de la fiction.

Un petit écart avec l’actualité littéraire, un écart comme seule forme de compréhension, affirme ce livre, qui permet de mieux dire l’instant présent, de mieux comprendre ce que continue à en dire la littérature contemporaine. Un effort, pour ma part, d’un retour à l’essai, une façon de m’approprier un peu moins mal mes lacunes. Je lis ici pour la première fois un livre de Jacques Rancière. Il faut le noter une parole critique est hanté par des présences et des auteurs non lus, des noms qui reviennent, des explications que l’on pense connaître. Réactiver ainsi le désir de se confronter au texte. Notons aussi qu’il s’agit ici de baliser les premières étapes d’un travail en cours, de la poursuite de ma réflexion commencée par Crevel, cénotaphe et creusée dans Un vide, en Soi. Une précision donnée pour insister sur le fait qu’il s’agit ici de notes de lectures, saisine d’impression, première mise en forme d’une pensée qui se confrontera à d’autres lectures. Ou tout simplement de la prétentieuse modestie de rappeler que nous ne prétendons pas rendre compte de l’oeuvre de Rancière, seulement des écarts que nous pouvons nous en approprier.

L’analyse n’est pas la réduction du multiple au simple mais la découverte de la duplicité cachée dans toute simplicité et du secret de cette duplicité, lequel se manifeste sur un autre théâtre où il est à la fois dévoilé et recouvert à nouveau. Le travail de la science n’est pas de désenchanter un monde dont les occupants se perdraient dans des représentations illusoires. Il doit à l’inverse montrer que le monde tenu pour prosaïque par les esprits sobres est en réalité un monde enchanté dont il faut découvrir la sorcellerie constitutive.

Crevel l’affirmait déjà avec une forme de provocation : la raison existe faute de mieux. Rancière, lui, interroge la rationalité. Disons, si j’ai bien compris, l’opposition entre la science et la raison. Un élément qui me paraît assez important pour notre moment historique. Je pense qu’il faut lutter contre son désenchantement. Une des formes serait alors d’interroger la logique, d’en analyser sa mise en récit, de comprendre ce qu’elle prétend dévoiler une fois pour toutes. Sans qu’il s’agisse bien sûr de céder à la superstition, au complotisme, à la pensée magique. Il conviendrait alors de ne pas s’extraire d’une pensée politique selon les mots de Rancière. Tout discours impose une domination. Il est nécessaire de rappeler que la littérature est le seul lieu, la seule autre temporalité dirait Rancière, sans pouvoir pour emprunter une formule à Blanchot. Si vous voulez mieux comprendre ceci, je vous invite à lire la conférence d’Alice Zeniter :Je suis Une fille sans histoire. Reprenons-en un exemple frappant : le récit de la dette. Rancière bien sûr part de plus loin, retrace avec une grande évidence cette construction. Avec un grand plaisir, l’auteur nous invite à nous plonger dans Aristote : « Il s’agit toujours aussi de montrer comment ces causes produisent leurs effets en inversant les apparences et les attentes, comment la prospérité nous attend au terme des épreuves subies ou le désastre au terme des illusions du bonheur.» Au fond, c’est ceci que ne cesse d’interroger le récit : la possibilité de sa fin heureuse. Difficile de croire aujourd’hui a un roman qui proposerait une rédemption. Rancière souligne pourtant que le discours scientifique croit en cette révélation ultime, espère proposer une organisation unitaire du monde, une compréhension globale. Notons quand même que c’est toute la force de l’essai de Rancière, sa confrontation avec un grand nombre d’auteurs (Balzac, Baudelaire, Poe, Woolf, Sebald, João Guimarães Rosa, Faulkner) ne conduit pas une sorte d’à quoi bonisme post-moderner, une égalisation de tous les discours dans leur non-sens. Les bords de la fiction sert à montrer comment la fiction ouvre des fenêtres, ouvre à une autre perception.

Pour qui les laisse approcher de soi, ces agressions du dehors ont une vertu bien précise : elles apprennent à désapprendre. C’est là la vertu du réel : obliger à cesser d’imaginer. Mais cesser d’imaginer ne veut pas dire cesser de se perdre dans des créations illusoires. Si l’imagination interdit de voir, ce n’est pas, comme on le dit toujours, parce qu’elle égare l’esprit loin de la réalité. C’est au contraire parce qu’elle en donne possession par avance. Cesser d’imaginer, c’est cesser de détenir le schème qui connaît déjà ce qui se présente aux yeux, le schème qui précède et ordonne toute rencontre

Baudelaire et Balzac, l’invention de l’extérieur, la tentation de rendre compte d’un réel considéré encore comme une irruption. Rancière interroge alors une conception un peu trop simpliste du réalisme. Aucun auteur conscient de ce qu’il fait ne saurait prétendre restituer la prétendue réalité : « Les signes n’enseignent jamais que leur insurmontable écart avec ce qu’ils doivent révéler.» On aime beaucoup que Les bords de la fiction se servent de la naissance du roman policier pour dire comment le prétendu réalisme sera toujours mis en mot d’une réalité qui le dépasse : « il y a dans l’univers une liaison de tous les phénomènes qui échappe à l’intelligence ordinaire mais se laisse saisir par cette forme particulière d’intelligence qui est capable de voir le lié dans le délié. » Le crime, chez Poe reste inimaginable, il se confond avec une spiritualité des plus irrationnelles chez Balzac. On ne se défait pas si aisément de l’illusion d’une compréhension totale. Au fond, le roman policier (on dirait mieux le polar car, Rancière le souligne, il vaut quelque chose seulement quand il exprime une pensée marginale), n’en a pas fini avec cette nostalgie. Dans sa répétition, il met à jour son angoisse profonde. Un des bords de la fiction me semble tout de même cet instant de contact avec un sens qui échappe, avec la croyance mise en échec dans le polar que le malheur, perte et crime, sera péripétie.

Cette histoire des constructions vouées à la destruction est ce qu’on appelle le progrès : le pouvoir exercé par le temps sur l’espace, le pouvoir de la force qui sans cesse supprime ces moments, quitte à transformer cette opération en mouvement vers une fin à atteindre. Ce modèle du progrès est aussi le modèle de la fiction classique toujours tendue vers une fin à atteindre. Heureuse ou douloureuse, cette fin impose en tout cas l’ordre à suivre et toutes les éliminations nécessaires à son bon déroulement. Elle est habitée par le modèle de la construction voué à la destruction.

Rancière opère alors un basculement, une apparente inversion de la rationalité qui pourtant conserver ces oppositions binaires par la pensée de la marchandise, ses spectres, chez Marx. Avouons être horriblement en peine d’en rendre compte. Nous conserverons une pensée par la formule. « Cet au-delà de l’exploitation capitaliste serait un retour en deçà de sa naissance. »Pour autant que je puisse avoir compris la mise en question de la pensée marxienne par Rancière, il s’agirait d’interroger l’échange de marchandise comme devenue notre unique rationalité. La fiction y parviendrait en inventant un autre rapport au temps et donc une absence de séparation dans la domination temporelle ainsi induite : Cet au-delà de l’exploitation capitaliste serait un retour en deçà de sa naissance : « C’est un autre usage du savoir, qui ne produit pas seulement une nouvelle sorte de fiction mais une autre sorte de sens commun, un sens commun qui lie sans subordonner ni détruire. » J’aime l’idée que, disons, la démocratisation de l’ennui conduise à une autre appréhension du temps. Les bords de la fiction se trouveraient alors dans l’écart, dans les instants quelconques, dans une façon de les raconter qui exclurait un narrateur omniscient sans que la description n’en devienne résultat d’une sensibilité unique, limitée. Comme l’écrit avec une grande juste Rancière à propos de Virginia Woolf : Le moment quelconque est, à l’inverse, l’élément d’un temps doublement inclusif : « un temps de la coexistence où les moments pénètrent les uns dans les autres et persistent en s’étendant en cercles de plus en plus larges ; un temps partagé qui ne connaît plus de hiérarchie entre ceux qui l’occupent. » Ou encore, au risque d’abuser de la citation : « Tenir sur cette frontière où des vies qui vont basculer dans le rien s’élèvent à une totalité de temps et d’injustice, c’est peut-être la politique la plus profonde de la littérature. » Il faut dilater le temps, l’offrir en partage, sans domination, parfois dans son idiotie et sa confusion. La littérature serait de donner la parole à ceux qui ne peuvent pas parler et donner ainsi à voir, percevoir, imaginer, le lieu paradoxal de la fiction, « le lieu sans histoire dans lequel peuvent se déployer les histoires. » Notons, pour ne point trop nous étendre, cette formule qui saisit l’essence du très beau chapitre sur Sebald : « La fiction est en somme le travail qui fait histoire en liant des traces effacées dans la neige avec d’autres traces effacées dans la neige. »


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