Seyvoz Maylis de Kerangal Joy Sorman

Un barrage et des fantômes : l’esprit des lieux. Par une prose d’un réalisme quasi documentaire, les deux autrices font glisser le lecteur dans un insidieux fantastique, autant de fragiles images d’un passé qui remonte, d’une culpabilité collective jamais submergée par les constructions humaines. Par leurs interrogations, leurs étranges fascinations aussi, Maylis de Kerangal et Joy Sorman dresse à travers le portrait de ces lieux une figuration de nos mythologies contemporaines.

Avouons d’abord n’avoir jamais lu de livres de Maylis de Kerangal ; en être resté à Du bruit (son beau récit sur NTM). Pour Maylis de Kerangal, confessons aussi que c’est une autrice dont on me parle beaucoup, on requière mon avis que, bien sûr, je peinais à formuler. Avant de la lire, il s’agissait pour moi d’une littérature à sujet. Pas non plus entièrement à thèse mais avec un argument et une intrigue facilement identifiable, un sujet très matériel comme s’il convenait qu’il soit vérifiable. Bref, une de ces autrices dont on se dit, pas tout de suite, quand j’aurais le temps. Ce roman, peut⁻être aussi parce qu’il a été écrit en collaboration ne répond pas à mes préjugés. Toujours bon signe. Sans aucun doute d’abord par une question d’écriture. Une certaine précision dans les incises, l’usage des virgules, le renvoi de l’adjectif. On peut quand même noter que la référence à Flaubert semble un peu trop marquée. Dire aussi, curieusement, que les phrases lues par Tommi ont évoqués de ces souvenirs que l’on ne savait pas avoir. Sans doute est-ce là le sujet du livre. Pendant que nous en sommes au point qui m’ont paru un rien trop marqué, soulignons aussi celui des deux phases du sommeil comme d’un retour à la façon dont dormaient nos ancêtres. Une phase de sommeil profond, un réveil actif et un endormissement. Trace patente du contemporains, les autrices s’emparent d’une découverte dont on a beaucoup parlé.

La nature ne nous consulte pas non plus avant de défaire des paysages mais elle a la préséance.

Bien sûr, cette réticence est ce qui permet aussi de rentrer dans le livre. On a beaucoup aimé (et comment) l’indécidable dédoublement qui fracture la réalité de ce livre. Des chapitres coupés en deux, submergés par une voix, dans un joli bleu comme celui des eaux qui recouvrent soudain un village. Peut-être n’est-ce que moi qui vois se dessiner dans Seyvoz cette plaisante hypohtèse : la réalité est une fantasmagorie hallucinée. Nous avons Tommi et son esprit rationnel, cadre de Voltang (décalque d’une société qui privatise tout et qui, elle aussi, commence par un V), son existence dans l’infra-ordinaire. La vie dans les hôtels à regarder des séries, lire deux phrases de Flaubert, consigner ses rêves. Heureusement vient le basculement. Insidieux comme un brouillard bétonné ; douteux comme une perception solitaire. Le moment où les deux écritures, passé et présent, se confondent. En bleu remonte le passé, celui que l’on croyait noyé au nom du progrès, de pitoyables éléments de langages dont rendent si bien compte de Kerangal et Sorman. La littérature a beaucoup à faire avec ceux qui ne peuvent redevenir poussière. Derrière le mur constitué par ce barrage, il reste des morts mal enterrés, ceux que l’on a déplacé, mais ceux aussi, morts sur le chantier. Les lieux qui se concrétisent quand on les quittent.


Un grand merci aux éditions Incultes

Seyvoz (107pages, 12 euros 90)

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