Tueurs Jean-Michel Espitallier

Plongée dans l’horreur, la brutalité autorisée, ordinaire. Récit sans fard qui oscille entre témoignage et mise en mots des images de meurtres, tortures, exécution qui, dans une insoutenable culpabilité hante nos imaginaires, livrent l’homme à sa barbarie sans limite. Jean-Michel Espitalier alterne des images, des scènes sans autre suite que leur cruauté, et des témoignages de tortionnaires pour faire entendre, dans Tueurs, le pire d’une humanité aux instants où violence et destruction deviennent son unique réalité, son impitoyable justification.

Il ne faut pas le cacher, Tueurs est un livre difficile à lire. On se laisse submerger par son froid exposé des violences, contemporaines ou plus lointaines, de cette guerre perpétuelle menée en marge de nos consciences. Il arrive aussi que l’on se demande pourquoi on continue à lire une telle description du déchaînement d’une violence aveugle, autorisée et dont la répétition finirait par former une intenable banalité. Comme tous les livres véritablement dérangeant, Tueurs suscite l’inquiétude d’une indistincte fascination. On sait, tous, cette violence, on la tait. Jean-Michel Espitalier la met en pleine lumière. Il faut alors souligner le travail sur la langue réalisé, par effacement, tension vers le compte-rendu brut, opéré par l’auteur. Une alternance glaçante d’image et de témoignage. Des images venues d’internet, des vidéos sauvages, des captations d’un réel dont la très grande barbarie serait de non pas gardé trace, mais le faire pour en tirer je ne sais quelle obscène fierté. Des scènes retranscrites au présent, à froid, juste dans l’aveuglement de l’instant, pour l’effarante similitude des situations. Comme une coupure, Jean-Michel Espitallier entrecoupe ces récits de témoignages des différentes tortionnaires (nazi, khmer, américains au Vietnam ou en Irak, des rwandais, des soldats syriens). Ad lnauseaum. Mais c’est précisément par cet entassement, que Tueurs parvient à ne pas se placer dans un point de vue univoque : il ne saurait s’agir d’affirmer que la violence est la même, partout, tout le temps.

Il existe pourtant des invariances. Celles où la violence se croit autoriser, devient ordinaire, excusable. L’auteur souligne la traditionnelle justification : ne faire qu’obéir aux ordres. On ne saurait, bien sûr, s’en contenter. Toute la gêne ressentie à la lecture de ce livre vient de ceci : on s’habitue aussi à la violence. La mécanique du mal, la répétition du meurtre, sa prétendue irréalité pour de vagues causes idéologiques, la prégnance aussi d’un imaginaire qui le valorise. Sans doute conviendrait-il de s’en sortir ; sans doute ne saurait-on le faire dans le déni, en faisant comme si tout ceci ne nous concernait pas, que par éducation, pire par culture, on y échapperait. Comme le disait Jean Cayrol, cité dans le livre : « Il y nous […] qui feignons de croire que tout cela est d’un seul temps, d’un seul pays, et pensons pas à regarder autour de nous, et qui n’entendons pas qu’on crie sans fin. » Tout ceci continue. Peut-être, qui sait, n’est-ce pas une fatalité, sans doute que la seule véritable horreur serait de légitimer le meurtre, la perte du statut d’humain à ses ennemis, la vie devenue objet. Peut-être faut-il continuer à dire, partout et toujours, la violence, le faire sans optimisme béat ni résignation.


Merci aux éditions Inculte pour l’envoi de ce récit.

Tueurs (160 pages, 14 euros 90)

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