Vagabonde Fumiko Hayashi

Errances et perditions, le monde de la nuit, la poésie et la misère dans l’instantanéité d’entrées de journal, dans ce flottement aussi dans ces paysages, maisons de fortunes, où l’autrice passe, dans ces rencontres surtout avec le monde littéraire du Japon des années 1920. Vagabonde surprend par sa forme hybride, une sorte de journal romancé plein d’ellipse, entrecoupé de poèmes mais avant tout de notations psychologiques d’une grande précision, d’une belle et discrète invention dans son mélange des registres, dans sa torsion entre le quotidien et ses pauvres arrangements et une tenace volonté d’en saisir les paysages, le fugace passage. Vagabonde ou la tenace nostalgie d’un endroit à soi, l’expression aussi la plus certaine de la difficulté d’être, les étourdissements et fuites qu’alors on lui cherche.

Il faut l’admettre : jusqu’au bout, Vagabonde conserve son étrangeté, parfois même vous tient obstinément à distance, un peu comme le fait, à son corps défendant, une personne maladivement malheureuse. Mais surtout comme le fait un contexte culturel toujours difficile à saisir quand on n’en accepte pas la radicale étrangeté, quand on ne comprend pas qu’elle s’exprime ici comme une perte, l’enregistrement d’un moment de basculement. Sans être spécialiste de la littérature japonaise, en parlant du haut de mon ignorance, je crois que ce n’est pas un hasard si les références à La cerisaie de Tchekov sont si nombreuses. Là-bas, la perte d’un domaine indiquait la fin d’un monde. Il me semble que Vagabonde marque le passage à une culture, à ses rites, spécifiquement japonais, à une littérature qui se trouve marquée par celle occidentale (Hamsum et Wilde sont très présents) et s’affirme alors, témoigne, de la force de ce qu’elle ne veut perdre. Sans tout de fois parvenir à tout à fait y parvenir. Fumiko Hayashi livre le récit d’une obstinée étrangeté à soi-même. C’est, il me semble, la plus belle et la plus simple des façons de pénétrer dans ce roman parfois un rien ardu : une déraisonnable comparaison avec la littérature occidentale des années 20, le désespoir existentiel dont si bien elle a su rendre compte. On pressent qu’elle a eu une grande influence sur l’autrice qui parvient ainsi à restituer toute la spécificité du contexte japonais.

Je me demandais comment il était possible que notre monde ne soit plus qu’une accumulation de défaut.

Il faut d’ailleurs souligner la qualité du travail éditorial de René de Ceccatty qui traduit et présente, avec un très large appareil de note, qui sans aucun doute mérite des explications. Vagabonde est outre un témoignage autobiographique, un récit de la vie des milieux littéraires, ceux du moins contestataires, en marge peut-être disait-on là-bas aussi. On s’y perd un peu. Pas si important, je crois, tant que l’on comprend une des oscillations qui situe la parole de l’autrice. Comme elle, le personnage fréquente les poètes anarchistes mais aussi les tenants d’une littérature prolétarienne. Très souvent le texte bascule d’un quasi naturalisme, une volonté de magnifier la vie des plus pauvres, de rendre compte exactement, financièrement, de la survie au jour le jour et, disons-le ainsi, par défaut, une appréhension poétique du monde, des sensations qu’il inspire, des belles ellipses faites sur les raisons dont on le fuit pour tenter d’ailleurs s’inventer un peu moins mal. Le traducteur le précise dans sa présentation, dans ses notes aussi, la version originale ne cesse de mélanger un langage soutenue et celui plus prosaïque. On pourrait ajouter un mélange d’exhibition et de pudeur. Fumiko Hayashi se livre à une exploration de ce qu’on appelle le monde de la nuit. Là non plus on n’échappe pas à soi-même. « Ah, c’est donc si difficile que ça de vivre ?… » Sans le moindre doute. Vision dès lors de la condition féminine, de ce que l’autrice se garde bien de nommer désir d’émancipation. Histoire d’une femme sans homme, qui cherche une compagnie vraie, qui voudrait échapper à cet envahissant soutien dont elle ne parvient pas toujours à faire l’économie. Tout ceci est à peine suggéré, dit pourtant dans sa trace matérielle. Économie de tous les instants de la pauvreté. On attend l’argent des manuscrits que l’on a réussi à placer, on continue à regarder le monde.


Un grand merci aux éditions Vendémiaire pour l’envoi de ce livre.

Vagabondes (trad et présentation de René de Ceccatty, 191 pages, 20 euros)

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