Un long silence interrompu par le cri d’un griffon Pierre Senges

Les simulacres du silence. Vie inventée d’un bavard impénitent au début du siècle, puis dans les années vingt soviétique, qui se réfugie dans la clandestinité, l’approximation, la ressemblance décidée qui alors régnait, et écrit, selon la légende, son encyclopédie du silence dont le livre nous fait entendre d’ironiques et drôlatiques fragments. Pierre Senges travaille ainsi la fiction comme métaphore, tromperie, décalage, délirantes interprétations, enthousiastes duplicité, comique dissimulation — désir de sens, malgré tout. Un long silence interrompu par le cri d’un griffon, loin de la reconstitution, dans son apparat de mystère et de duplicité, propose une vraie spéculation sur le silence, sa mystique, sa suspension de sens, ses censures comme façon, peut-être, d’en préserver l’insaisissable vérité.

Voilà longtemps que nous tournons autour du nom de Pierre Senges, que nous repoussons l’instant de découvrir son érudition encyclopédique et ironique, sa façon de séquencer les mythes du roman comme afin d’en préserver la possibilité, sa distanciation à la fiction comme pour, en les mettant en œuvre, démonter les rouages. Pour être exact, si cela importe véritablement, si cela ne nous attache pas, inutilement, à notre pauvre petite personne, nous n’avions pas achevé son Achab (séquelle). Nous en parlions à propos de l’admirable essai de Benoît Vincent, La littérature inquiète, pour nous Pierre Senges, les éditions Verticale dans leur entier tant que nous sommes dans le jugement hâtif, révélait une certaine conception de la littérature, un moment historique ainsi défini : les années 2000 où se serait entendu, dans nos préjugés, un romanesque venu après l’ère du soupçon, qui en pointait les apories, qui, flirtant, avec le post-modernisme tentait d’en varier les modalités, se moquait de l’amalgame d’érudition, de distanciation, que savante elle voulait pratiquer. Pas certain de m’être entièrement défait de ce préjugé. Certain, quand même, que l’on revient toujours un peu trop facilement aux moments de découverte, à ceux où j’ai cru commencer à comprendre quelque chose à ce que je lisais.

la faculté de tout admettre, absolument tout, la coutume et l’extravagance, le nombreux et l’unique, la répétition et l’anomalie, tout admettre de la même façon, en accordant à toute chose le même droit à l’existence — puis appliquer la même pensée, jamais lasse, jamais avide d’enchantements.

Bien sûr, à vouloir en parler précisément, dans le corps de ce qu’il écrit, on comprend que ce roman de Pierre Senges ne se laisse pas si aisément réduire. Peut-être pourrions-nous le dire ainsi, son aspect le plus attachant reste le sérieux de son humour constant, la gravité avec laquelle il ne prétend ne pas prendre au sérieux son sujet, à sans cesse en présenter des ersatz, jamais nous a-t-il semblé ne sombre dans la résignation, le relativisme, le ton égrillard du sarcasme facile. Une manière d’approcher toujours son objet par miroir, réflexion et ajournement, certitude sans doute aussi que la vérité factuelle, vérifiable, jamais ne suffit à cerner un individu, à en dire en tout cas le mystère, les aspirations. Toujours avec une belle ironie, en pointant ce qu’elle aurait d’attendu, comprendre d’empruntée, Pierre Senges initie son récit sur l’allégorie d’Achille et sa tortue : le repos de ne rien capturer, de ne jamais tout à fait franchir la ligne d’arrivée. À distance, entre parenthèses serions-nous tenter de dire tant la prose de Un long silence interrompu par le cri d’un griffon évolue par digressions, correctif (comme entre parenthèses donc), nous assistons à la découverte de la vie de Pavel Pletika ou plutôt au récit de ses silences, zones d’ombres et autres masques. « La collection de silences, ce ne sera pas une collection de fausse sagesse dubitative : les silences chez lui seront des costumes et des masques ». Tout se réduit, au final, au silence, à des inscriptions aux mieux inintelligibles, au pire indifférentes. Des silences. La forme achevée du silence, qui sait, serait celle de ce bavardage, cette confuse rumeur, que serait l’air du temps, le discours d’une époque dans son incompréhensible, son risible, voilà ce que veut nous faire entendre Senges. « l’humour de l’imitation quand elle ne prétend plus s’approcher de son modèle, mais s’offre comme caricature et finit par arracher à l’original le privilège de son authenticité, ce ne serait pas la première fois. » Un roman ne vaut que par ses interrogations sur la réalité, la matérialité, l’imitation, de ce qu’il décrit. L’URSS comme ersatz, riche idée dont, bien sûr, on pourrait ailleurs trouver des similitudes, des prolongements différents. Pensons au post-exotisme de Volondie, au Proletkult de Wu Ming. Précisons quand même que ce jeu d’imitation sert avant tout à dire quelque chose de précis, de désincarnée, de véridique, sur ce que Pierre Senges veut décrire. La réalité par collage, fragments soudains, images et atmosphère au détour d’une phrase. Imitation et labyrinthe textuelle, recréation d’un jeu de référence montre la profonde connaissance, la façon de la rendre sensible, de l’auteur. Derrière un masque, admirable portrait de l’intellectuel russe en 1905, de son appartenance aux avant-gardes, de sa croyance en la révolution, de ses façons surtout donc de composer avec les faux-semblants qui ne tarderont pas à s’imposer. Pavel Pletika parle digresse, bavarde, devient conférencier un rien désordonné. Image possible, en trompe l’œil, de l’auteur him-self.

Quand les dieux sont morts, les fantômes règnent et nous hantent ; quand la solution est introuvable (quand elle s’absente), les hypothèses viennent et nous consolent, dans le meilleur des cas nous enchantent.

On l’aura compris, le silence est un fantôme, une hantise qui toujours fait signe vers autre chose. Les dissimulations et ce qu’elles révèlent, fut-ce seulement une suspension de sens. Une façon, préferons-nous penser, pour l’auteur de s’amuser du mythe de l’auteur effacé derrière son œuvre plus mythique, du fait de sa dissipation. Plitika se retire du monde dans un grenier, dans une unique lettre, il témoignerait de son écriture de son major opus : une encyclopédie du silence. La maligne spéculation de Pierre Senges montre alors que le silence est musicalité, un soupir. Nous ne dirons rien, dans les approximations probables, les pertes, et les réinventions, dont plus, trop, tard sera reconstituée cette encyclopédie. Le silence comme fantôme de la musique ; le roman comme essai de ce qu’il pourrait être, définition dans la fiction de sa perfection perdue. On ne saura pas grand-chose de la vie de Pletika, cette partie romanesque assez vite s’achève pour laisser place à des fragments de sa grande œuvre. Une certaine ironie, une jolie circulation entre de sens manquants, une très grande place donnée au silence dans l’aperçu que nous en donne Pierre Senges. Signalons au passage, faute de parvenir à véritablement le définir, la labilité de son style, sa façon de se distancier toujours de ce qu’il dit, de se cacher derrière quelqu’un d’autres, de citer une source inventée. « il nous resterait à la lire en employant les méthodes d’une supposée non-lecture. » Une vision presque comique de l’inachèvement que viendrait parachever le silence. Des notations ironiques, anecdotiques, parfois si pertinentes (pensons ici à Kafka et son proverbial chant des Sirènes), qui renforce admirablement cette approche de ce qui échappe. Si on ne voulait pas sombrer dans l’esprit de sérieux, on parlerait des références à la kabbale, derrière la lecture d’un spécialiste d’un spécialiste de Gerham Scholem. On le sait, le silence serait l’autre nom de la mystique, celui de Dieu, de cette quasi et énigmatique demi-heure de silence qui suit l’apocalypse, des z censés la signifier.

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