Le compte est bon Louis-Daniel Godin

Décompte de la dette qui nous relierait aux autres, celle que véhicule le langage dont l’interprétation fait revenir souvenirs et manques, tendresse et non-dits d’une économie familiale qui remontent grâce à de très psychanalytiques associations d’idées. Mimant avec un sens très sûr du rythme, du ressassement qui avance par reculs, progresse par retour, Louis-Daniel Godin donne à entendre une inventive, enfantine, oralité, une pudeur sans doute surtout pour tout, souffrances et joies, qui se révèle dans ce jeu ludique sur les chiffres, sur les décomptes et écarts de la langue. Le compte est bon ouvre alors une fine méditation sur la pluralité de ce que nous sommes, l’arrangement des réminiscences qui, par la mise en mots et en fiction, nous permettrait, presque, de compter sur ce que l’on serait.

Pour la perception que nous pouvons en avoir (hélas assez limitée), une partie de la littérature contemporaine québécoise semble très marquée par l’héritage universitaire, par une pratique de l’autofiction qui serait commentaires, exégèses — lecture et critique. Nous ne sommes pas certains de pouvoir le déplorer, seulement d’interroger ainsi les présupposés dont le premier serait celui-ci : un livre qui avance en se commentant pourrait paraître plus facile à commenter. Encore faut-il, comme le fait sans cesse Le compte est bon, que cette glose apporte des reviviscences, éclaire des coïncidences, rythme une pensée, procure surtout un amusement complice. On lit ce livre avec un sourire en coin, celui de surprendre avec un amusement profond les écarts : les endroits et instants où derrière le regard de l’enfant, on devine le point de vue du narrateur, on comprend à demi-mots ce que l’auteur toujours sous-entend. Soyons clairs : l’écart qui fait une lecture survient aussi dans de légers désaccords, dans cette volonté de croire avoir à rappeler qu’il subsiste toujours la possibilité d’un autre discours. On le sait, facilement la psychanalyse peut devenir un discours normatif. Avec une certaine ironie (le psy sera toujours nommé l’homme à qui on raconte ses histoires), Louis-Daniel Godin s’appuie sur ce discours. Il reprend alors les figures de l’enfant, de la mère, du père (curieusement absent, hormis dans cet effacement de son nom — les non-dupes errent) et insiste alors sur la dette contractée par son adoption, par la question financière qui hante tout ce récit. Avec un peu de prétention, on y verrait un point aveugle. Dans notre capitalisme tardif, la dette serait devenue une fiction centrale, un discours, une idéologie dont la littérature peut, je crois, s’émanciper. Nous sommes redevables, nous devons tous payer, ne surtout pas contester cette paralysante culpabilité. Le compte est bon, cependant, est bien plus malin, ironique. Le soin censément apporté par la cure de la parole désigne une normalité dans laquelle il serait loisible, voire heureux, de se fondre. Le narrateur (toujours désigné dans la plurielle incertitude du on) éprouve ainsi une certaine colère pour l’augmentation des frais universitaire et ne semble jamais vouloir remettre en cause le système même. Où en est l’horizon de la gratuité ? Tout au moins, comme chez Levinas, de cet échange, de la nudité du visage. Passons. Cela ne me semble pas si décisifs. Parlons surtout par ce que finit par révéler cette insistance qui « donne le temps de calculer sans s’arrêter, sans perdre le fil, c’est le mouvement de la couture, c’est le mouvement de la suture », qui montre surtout sinon une pauvreté du moins cette nécessité perpétuelle de l’économie, du décompte prudent. Pas une ombre de misérabilisme, de plainte non plus. Peut-être seulement la transmission d’un perpétuel souci, d’une angoisse que l’auteur parvient à incarner, à rendre en scène frappante. Le roman est divisé en court chapitre dont le numéro révélera une hantise, un nombre qui fera remonter des coïncidences, éclairera d’autres faits, fera remonter des souvenirs. Notons d’ailleurs que cet écart, cette très légère ironie va structurer le récit : les chiffres reviennent, tels des doutes. Des liens qui reviennent, des dettes que rien ne viendra solder. Le mal au tunnel carpien de la mère à force d’être caissière répond-il vraiment à l’eczéma du fils quand enfin il obtient une bourse, sort de la précarité ? Sans doute pas entièrement, mais il éclaire ce qui est, à notre sens, le centre du récit : « mais il y a toujours une vérité dans la construction, il y a toujours une vérité dans l’invention, c’est ce qu’on croit. » Le compte est bon s’amuse de ces concordances numérologiques, passe presque sous silence ce qu’il en ressort, les souffrances et les hontes ainsi exposées. On l’a dit, cela peut parfois sembler exagérément psychanalytique, comme à la recherche d’une scène originelle, d’une explication. Louis-Daniel Godin parvient à créer une secrètes correspondances entre ces revenances. Sans doute par la musicalité de son style, l’obsessionnellement ressassement dont il fait découvrir les méandres.

On ne peut pas parler plus vite que soi, on ne peut pas soi-même se couper la parole, on ne peut pas parler en même temps que soi-même, on aura beau essayer, on aura beau dire « on » pour parler de soi et de soi en même temps, on aura beau essayer, on aura beau essayer quand même, il y aura toujours un écart.

On aime quand, comme ici, l’écart se fait béance. On est passionné (pour ne pas dire hanté tant l’amalgame pronominale revient dans « notre » écriture) par la question de l’incertitude pronominale, par la manière dont écrire, selon la formule de Blanchot, serait de passer du je au il, d’outre-passer ce il, de faire entendre cette voix de l’autre en nous-même, de passer du Moi au Soi, de dépasser, pour le laisser spectral revenir, l’individu. Par ce style, tout de répétitions, de reprises et de variations, d’épanorthose dirions-nous au hasard, Louis-Daniel Godin se sert des chiffres, de leur incertitude en dépit de leur valeur renseignée, pour faire entendre l’irrésolue pluralité en lui-même, découverte par l’écriture. Par son travail sur le style, les sons, sur ce qui parvient à se dévoiler dans les coïncidences ou, comme mieux que moi il le dit : « on n’en démord pas, on a l’impression d’être plusieurs là-dedans, on a l’impression d’être pluriel : l’adulte et l’enfant, la voix et la main, celui qui pense et celui qui pousse le pousse-mine, le personnage et l’auteur, le vrai et le faux, on est plusieurs là-dedans, on est plusieurs à vouloir tenir dans un mot ». Il est plusieurs celui qui, par les chiffres, finit par comprendre les incertitudes d’une identité jamais fixe, ouverte au temps long, aux aléas de l’attente. Chaque être, disait Leiris, en empruntant à Lacan si présent dans ce roman, est une constellation de mot, l’incertitude de sens qui en résulte. Révélation du mensonge que l’on doit au monde, des arrangements et autres parades qu’on lui oppose. Une restitution alors de l’oralité, de sa poésie si on la comprend comme révélatrice de sens cachés. D’une manière assez ambitieuse, réussie autant que l’on puisse en juger, Le compte est bon se clôt sur cette déclaration stylistique assez révélatrice :

écrire à partir de ton rythme, le rythme du ressassement, le rythme de tes histoires, le rythme de ta parole qui est la chair de mes mots, la chair de ma chair, la chair de ma chair de mes mots. 

Ode à la mère, précisément dans les écarts, dans les instants où les mots ne sont plus les mêmes. Pas seulement se sentir redevable, mais aussi comprendre ce qui se cache derrière l’expression adopté à cinq jours, comprendre que les enfants ne naissent pas par l’oreille (malgré ce que tente ce récit, on l’a dit, très sonore), comprendre les inégalités monétaires sans doute aussi. Nous ne voudrions pas insister trop sur la gravité du propos (le chapitre sur l’écart d’âge, de désir, de honte aussi de son histoire avec Manuel est frappante confession) tant il faudrait souligner la légèreté du propos, la suture qu’il propose à ce récit. Peut-on vraiment quantifier ce que l’on doit, quelle blessure est pour un enfant un billet de vingt dollars, comment interroger notre commerce au monde dans un système fiduciaire jamais aussi évident que quand celui-ci s’effondre, déraille ? L’écriture sert sans doute à cela, à décompter les instants où une autre logique semble s’imposer, où l’on peut se réfugier, sans jamais tout à fait y croire, dans une pensée magique, enfantine. Louis-Daniel Godin éclaire des coïncidences, tisse des liens, relie et relit son histoire. Avec le temps de l’hésitation, il finit par s’ouvrir à la possibilité de lui-même adopter, à accepter sa dette, qui sait à la reproduire. Derrière ce récit d’enfance raisonneur, obséder par l’arbitraire du signe, derrière la prose brillante de cet écrivain très drôle, Le compte est bon interroge ce que l’on doit au monde, la manière dont on calcule notre inscription, dont on s’arrange pour que cela tombe juste. Il faut le dire, toujours avec de belles incarnations : écrire reviendrait alors à mettre pause dans une retransmission Des chiffres et des lettres pour pouvoir faire ses calculs, croire se retrouver. Avant d’autres coïncidences, avant que les vérifications montrent le sempiternel écart de nos interprétations.


Un grand merci à La Peuplade pour l’envoi de ce livre.

Le compte est bon (262 pages, 26$95, 20 euros)

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