Mississippi Sophie G. Lucas

La secrète transmission de l’ailleurs, du désir et de la révolte dans cette généalogie de vies invisibles, tourmentées, soulevées. Dans un style torrentueux, plein de méandres et surtout d’attention aux instants de flottements, de perte de soi, de fuite d’un conditionnement social dont le roman laisse entendre horreur et permanence, Sophie G. Lucas signe un premier roman révélateur de la beauté et de la tourmente de ces existences dites ordinaires, sur leur transmission effacée d’un désir d’échappement. Mississippi, la geste des ordinaires est plus qu’une fresque familiale, plus qu’une écriture sociologique de cette marche vers le progrès pour ceux qui n’en vivront que l’ombre, le roman se révèle (dans sa torsion syntaxique, dans sa concertation stylistique) une suite de belles, sombres bien sûr, révélations de ce que l’on est, éperdument, au-delà d’une généalogie oblitérée qui pourtant revient tel un fantôme, l’ombre d’une obsession.

Cela faisait un moment que nous n’avions pas été stupéfait par une écriture, arrêté aussi par moment. C’est plaisant. La syntaxe se chamboule, parfois fait barrage, souvent détourne la lecture, crée (si nous ne craignions pas d’abuser de la métaphore fluviale) des retenues ou bras morts par un usage novateur des parenthèses (elles apportent informations indispensables, mais aussi s’accumulent, introduisent joliment les contradictions et silences dans les façons dont à nous-mêmes nous nous parlons), des conjonctions de coordinations rejetées en fin de phrase comme pour suspendre l’opposition, les rapports trop logiques. On peut penser qu’un style est ce qui résiste, retient, renâcle face à l’évidence. Une autre manière de s’opposer au silence qui nous constitue, à leur inscription historique, souvent défaillante pour ceux qui, paraît-il, ne participe pas à l’Histoire, la subissent. On aime beaucoup que Mississippi s’ouvre et se ferme sur un nom manquant, une dénomination administrative qui fait défaut. La littérature c’est peut-être maintenir ouverte la possibilité de se revendiquer d’une autre identité, d’inventer des dénominations autres. Impatient et Odessa au bord du Mississippi, les souvenirs d’une catastrophe. Notons alors que le style de chaque auteur et autrice intervient par acclimatation, appropriation d’un rythme et d’une scansion, révélation du récit tel qu’il se construit. On l’a déjà suggéré, le sujet ne semble pas là, peut-être dans ses parenthèses. Dans le mystère, plus probablement, des personnes dont Sophie G. Lucas exhibe non le destin mais les aléas, l’amertume aussi, de l’existence. Rien n’est évident, voilà qui justifie, peut-être, la stylisation de ce roman. Une question, comme pour Impatient, de corps et de comment dans le décor il s’inscrit. On pourrait le dire plus prétentieusement aussi : des trouées du traumatisme. Impatient revient, tente de retrouver son identité pour avoir remplacé un bourgeois tiré au sort pour s’engager dans l’armée, pour n’avoir été inscrit sur nul registre « (et puis, ce sentiment d’étrangeté revenu) ». Les ordinaires dont Sophie G. Lucas sonde la présence sont aussi les enfants non-voulus, les bâtards et autres enfants pensés, hélas, illégitimes. Des filiations de traverse, de latentes transmissions. Le lien entre tous ces personnages sera un fleuve, son nom si intrigant, cette sourde colère (« la révolte nous a pris à la gorge à la fin, ça nous a dévoré de colère, la misère, comme une foule en nous ») , ce ressentiment aussi tant l’autrice jamais ne gomme le ressentiment dont ces vies sont la proie. Quand le roman écoute la sociologie, il sait que l’on ne trouve pas si facilement sa place, que le sentiment d’usurpation continue. La famille, ici, tient à l’impression de ne pas venir de la bonne branche, de survivre en quelque sorte à un effondrement. Une errance fantomale comme le montre le très beau, d’outre-tombe, éclat de conscience de Françoise. Elle aussi avec une identité quasi usurpée. Nous serons presque, par raccord et encore, dans la célèbre famille Lumière. Françoise, elle, ne sait pas écrire son nom, se souvient seulement des souffrances de son mari, Alexis dit Impatient.

je saurais pas dire, je saurais pas mettre les mots comme il faut sur notre vie, nos vies, parce que, à force, j’ai bien cru vivre plusieurs vies en une, et qu’une c’est déjà beaucoup de misère, beaucoup de poids, toutes les fois qu’on devrait mourir, toute cette violence, tout le temps, je saurais pas par quoi commencer, comment que ça court une vie, comme que ça dégringole, on arrive pas à retenir, vous diriez quoi vous.

Vous l’entendez, vous, cette petite musique par laquelle un personnage existe ? Le progrès a alors ses déracinements. La suite des existences dérobées se poursuit. Des enfants malheureux, perdus dans leur siècle dont Mississippi parvient à dire la sonorité, les échos. Peut-être par des traditions et des gestes qui se perdent. Assez discrètement, sans aucun automatisme, l’autrice dessine une lignée de femmes libres, d’anciennes ventrières, ce qu’autrefois l’on nommait accoucheuses. Avouons avoir d’abord pensé que ce roman historique ne faisait pas entièrement l’économie de l’évocation des instants clés des grandes dates historiques. Mais la mémoire de nos luttes demeure souterraines comme l’explorait Lucie Taïeb dans Capitaine Vertu. « des années de soubresauts qu’ont marqué nos corps et nos vies, c’était là les révolutions, les révoltes, on devenait des hommes et des femmes à part entière ». Alors la Commune, bien sûr. Le siècle des morts, l’entêtant souvenirs de ceux que les personnages voient. De ce soulèvement décrit, comme en passant, dans ce qui devra en suivre, Sophie G. Lucas a raison rappelle que ce qui nous reste de la Commune c’est la liberté et la dignité. « et comment qu’on va se reparler après ça, comment qu’on va pouvoir regarder les bourgeois, ils croient qu’on va le peuple s’écraser, ils croient qu’on va le peuple se courber l’échine, ça non ». Vous l’entendez, là, le travail sur la langue, sa rageuse oralité, le désordre de sa joyeuse insoumission. Ça cogne. Ensuite, un peu attendu, inévitable, sans doute aucun, conservons la mémoire non de l’évocation de la Grande Guerre, mais d’un refus obstiné de tuer, de la douceur taiseuse d’Elie, absent à lui-même jusqu’à oublier son nom. La transmission d’une dénomination fautive (Elie est protestant en milieu catholique), le secours que cela n’apporte pas, l’incapacité à prendre en charge une difficile liberté féminine. Geste, au sens de saga par son féminin, des gens dits ordinaires où l’émancipation jamais n’aura pourtant cette évidence historique. Des filles bâtardes dont se transmet aussi l’errance. Une certaine difficulté sans aucun doute à donner. Rebecca danse, n’oublie pas son homme en guerre, la manière dont lui a hérité du colonialisme, de la haine, du désir un peu fou, sans direction. On aime quand les romans rappelle que le désir d’émancipation peut, facilement hélas, se confondre avec l’épanouissement strictement individuel, l’affirmation indifférente de son propre plaisir : « l’homme en guerre aura soif et faim toute sa foutue vie, insatiable à bouffer la vie, mais quoi qu’on en dise, quelque chose de morbide, vivre à en crever, vivre à faire crever les autres. » Il faudrait conclure sur la catastrophe dont, in fine, après l’ouragan Katrina sera le nom pas entièrement fautif.


Un grand merci à la Contre-Allée pour l’envoi de ce livre.

Mississippi, la geste des ordinaires (180 pages, 18 euros)

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