Capitaine Vertu Lucie Taïeb

Les identités et les failles de la vérité, les nausées, rêves et fantômes où apparaît, un instant, notre désir de réel. Derrière le masque du récit policier, l’enquête sur des arnaques financières qui dépossèdent de ce que l’on croyait être, qui sont commises par des menteurs ayant fini par perdre leur identité, qui sont résolus par une enquêtrice qui, un peu trop, leur ressemble, Capitaine Vertu offre une spéculation hantée sur l’identité. Dans une prose diaboliquement apte à restituer les errances, effacements et rêves de son héroïne, Lucie Taïeb plonge le lecteur dans un univers où la répression, comme la continuité de la révolte collective, appartient au passé, illustre une autre faille où le réel advient. Capitaine Vertu ou l’écoute de nos disparitions, les pertes et les noms qu’on leur prête, comme forme de tenace, fragile, morale.

Au moment de la rentrée littéraire, au moment où je commence à être submergé de livres, où je m’interroge aussi sur l’aspect publicitaire de ma parole tentant de recouvrir cet afflux au fond déraisonnable, recevoir un roman de Lucie Taïeb me rappelle au pourquoi essentiel de ce carnet de lecteur : parler de la manière dont la littérature contemporaine soulève notre réalité, l’altère, en dit la perte et le désir de reconquête. Si vous ne connaissez pas Lucie Taïeb, évoqué dans Un vide, en Soi, je vous invite à découvrir son essai passionnant sur les ordures Freshkills et surtout son très grand roman qu’est Les échappées. Peut-être est-il un peu facile de réduire Capitaine Vertu à une si évidente continuité thématique : la réalité politique de notre instant historique, dévoilée dans l’univers romanesque de Lucie Taïeb par une discrète distorsion dystopique, tient à l’effacement, l’enfouissement de nos pertes que l’on ne veut voir. Les échappées disait la façon dont la guerre économique de tous contre tous reposait au fond sur une disparition : tous ceux qui étaient jugés inaptes à remplir leur fonction se trouvaient effacé, relégués. Ce grand roman (vous l’aurez compris) était hanté par une perte sourde. On retrouve cette aimantation du manque, non tant du deuil que des formes différentes, qu’il reçoit dans Capitaine Vertu. On pourrait le dire ainsi, Laure Vertu, capitaine à la brigade financière, froide et comme étrangère à elle-même dans sa capacité à comprendre les identités fictives dont se recouvrent les fraudeurs et autres arnaqueurs, soudain « va percevoir enfin quelque chose, une angoisse, un chagrin enfoui de longue date, qui remonte, lent, impitoyable, jusqu’à l’engloutir. » Le point aveugle, révélateur donc, du roman tient à la rare capacité de l’autrice à donner corps à ce moment où la réalité nous submerge, illustre une revenance, une accointance avec tous les fantômes que nous avons fait nôtre. Le lecteur sans doute s’en sera douté : il ne s’agit pas vraiment d’un roman policier. À moins de considérer, comme John Burnside que le seul suspect est le détective, que sa capacité à se mettre à la place de ceux qu’il poursuit est avant tout une quête identitaire. Dès lors, « la brigade n’est qu’un moyen pour travailler au corps un réel qui se dérobe, un ennemi fuyant, omniprésent, imperceptible » Soi-même ? On aime vraiment la façon dont la partie policière illustre cette prescience, cette tangence à Soi quand on se sent duper. La capitaine Vertu enquête sur un certain, identité d’emprunt, masque qui sait au nom du père, Cavalcanti (le chant de la cavale ?). Lucidité du cauchemars, les victimes, une nuit se réveillent, reconnaissent ce qui va se passer. Trop tard. On identifie jamais qu’une photo floue, une virtualité.

On est, dans un rêve, partout, et tout est « soi ».

Par-delà la perte qui le caractérise, l’individu se dessine chez Lucie Taïeb dans ses chimères. Capitaine Vertu ou le récit d’un glissement vers la réalité. L’écriture de l’autrice à cette blancheur qui permet d’amalgamer rêve et réalité, de substituer nos certitudes nocturnes aux identités sociales, à la fonction que l’on remplit. Histoire d’une dispersion. Approche d’un mirage, de l’extériorité qui constitue ce que nous sommes. Le rêve est cet exercice exemplaire de dépersonnalisation. On y regarde agir celui que l’on est pas et avec lequel, usuellement, on se confond. Lucie Taïeb invente de simples dispositifs narratifs pour dire cette perte de soi qu’affronte Vertu. Des fragments fautifs, d’indifférentes perceptions, le souvenir d’une supérieure un peu froide, concentré sur ses affaires, sur l’illusion de remonter aux racines du Mal en les résolvant. Une partie du récit est ainsi raconté par ses anciens collègues, par ce que de très loin, ils pouvaient en percevoir. Une pensée, dans un rapprochement soudain et volontiers imparfait, pour L’enquête de Saer. Visage mineur, ordinaire, de la perte. Parler de ceux que l’on a perdu de vue, rattraper à peine ce que l’on n’a su en percevoir. Blanc, son adjoint se lance à sa poursuite. On glisse avec une grande réussite dans le rêve. Les rencontres sans doute ne se font que là. Rêve poisseux de Blanc qui se retrouve dans le studio où Vertu met en scène sa disparition. D’elle, il ne reste qu’un sac, l’ombre d’une mauvaise conscience.

Nous sommes là depuis si longtemps, nous luttons depuis si longtemps, même lorsque vous ne nous voyez plus, nous étions là, toujours, comme une mauvaise conscience, comme une pensée que l’on enfouit, c’est de notre peine qu’est faite la trame de votre monde.

Dans cette fiction (peut-être est-ce ou sera le cas), l’inconscient policier se trouver hanter par sa violence systémique, sa répression, les mains coupées des manifestants. Notre époque, déjà oublieuse, elle sait, espérons-le, que sa trame est la peine née de sa répression. Ombre de 1848, catacombes de ce que l’on ne dit pas. Vertu incarne aussi cette mauvaise conscience collective, cet espoir qui bouge encore. Aux marges de la ville, au seuil de ce qu’elle tient pour réalité, la capitaine est hantée par la révolte, par sa certitude de se trouver du mauvais côté, de porter un nom qui n’est qu’une déclaration de principe. Ne donnons pas au lecteur une fausse image de ce livre : pour moi, il fait résonner le concret cauchemardesque de nos existences. La hantise y est irrémédiable tant elle fait récit. On porte un masque quand on croit avoir démasquée une illusion qui nous a fondé. Par l’onirique, et belle, extériorité de sa prose, Lucie Taïeb joue sur les frontières, s’écarte des explications convenues qui, sans doute, ne sont hélas pas si fausses. C’est aussi son père que cherche, derrière tous ces masques, l’enquêtrice. Capitaine Vertu touche alors à la saveur incarnée des souvenirs d’enfance. L’héroïne reçoit un sac, pour la compromettre, pour la renvoyer aux dissimulations de son passé. Ce sac c’est celui qu’elle portait quand elle accompagnait son père, le dimanche matin, au foot. Ce sac c’est les faux-semblants de l’intégration, ce sac c’est l’hypocrisie du caractère criminel. Ce sac c’est la très grande proximité entre le souvenir et le rêve, la possibilité que l’on y est été, déjà un personnage pluriel. Mais peut-être tout ceci n’est-ce qu’un schème tensif, entendu, du rêve. Une explication insuffisante. On pourrait, en poussant un rien l’analyse, dire que ce roman cherche obstinément à dire ce qui persiste de la disparition. Comme pour le rêve, le souvenir, Lucie Taïeb trouve les mots, le rythme, pour dire les résonances de cette femme qui s’éloigne d’elle-même. Pertinente définition du personnage romanesque : « Une vie qui, achevée, se poursuit. Une suite de verbe à l’infinitif : marcher, s’asseoir, manger et dormir, écouter et se souvenir. Voir. » Le plus plaisant est bien sûr que cette inlassable et tangible compagnie des ombres dessine, in fine, une morale collective. « Persister quand tout contredit votre existence. » suggère les derniers mots.


Un grand merci aux éditions de l’Ogre pour l’envoi de ce roman indispensable

Capitaine Vertu (151 pages, 18 euros)

2 commentaires sur « Capitaine Vertu Lucie Taïeb »

  1. Article d’une rare qualité, dense et précis, celui d’un lecteur comme il y en a peu, qui n’a fait que renforcer mon envie de me plonger dans le dernier roman d’une autrice que je suis avec bonheur depuis le tout début. Il me semble que la compréhension de sa trajectoire serait plus complète en rappelant la place qu’y occupe l’admirable « Safe », prélude à ce qui vint par la suite.

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