Tombeau pour un excentrique Erik Bullot

Hommage flamboyant, fantaisiste, à un fantasque grand-père, à sa douce folie dont l’auteur effeuille les strates et souvenirs, les obscurités et solitude, comme il vide sa maison endeuillée, comme il le rappelle à la vie dans une langue tout d’entrelacs et d’inventions, de virevoltes et de vivantes revenances. Dans le désordre apparent, émouvant, de très libres associations d’idées, dans une construction si discrètement savante qu’on serait (en adéquation avec son sujet) tenté de la dire ésotérique, Erik Bullot peint un portrait sensible, fictif et onirique, des bouillonnements et autres alchimies de ce mirifique Wilfrid, de l’intensité de cette vie dans une évocation drôle et grave. Tombeau pour un excentrique, dans sa vivacité, dans la plasticité de sa prose, ses torsions sémantiques et syntaxiques, séduit comme ses livres qui, heureusement, à l’urgence de la nécessité, de la contradiction et de sa curiosité.

Quidam éditeur, à nouveau, a su nous trouver une de ses fragiles pépites, un texte dont la rareté donne à entendre la singularité d’une voix si particulière. Bien sûr, ce caractère unique ne vient pas de nulle part, tient sans aucun doute à ses emprunts, à ses hommages et fantômes, aux doutes et appropriations dont procède toute évocation. On pourrait approcher l’admirable cénotaphe qu’est Tombeau pour un excentrique par son heureux point aveugle : par une sorte d’effacement, par une présence qui jamais ne se commente, advient dans des rêves, des contestations de son modèle, jamais Erik Bullot ne se peint lui-même en écrivain, ne revendique la très grande spécificité, l’appréhension particulière du monde qu’elle dénote, dans laquelle ce livre constamment nous embarque. D’abord publié en 1996, ce roman-récit, on l’imagine, comme ses films. Avouons n’en rien connaître, avoir été très curieux ; on en imagine un attrait pour l’onirique, une aimantation la matérialité du langage, les codes, alchimies et astrologies, qu’elle dévoile et occulte. Sans pouvoir rien en dire de plus, laissons-nous porter au moins par un de ses titres : Les enfants de Raymond Roussel. « Il feint de lire (jamais écrit ça!). Invente, dénature, déblatère. » L’auteur, donc, jamais ne qualifie son style autrement que dans une souveraine ironie. Il imagine son grand-père, Wilfrid, revenir pour qualifier ce qu’il n’a pas écrit, ce qu’il ne peut pas lire et qui, pourtant, perce le projet, en sonde une perfection que Tombeau pour un excentrique souvent effleure. Nous ne résistons pas au plaisir de cette emblématique citation, des linéaments qu’elle parvient à saisir, des seuils, des magiques associations qui font des revenants : « Ton image est une plante singulière ! Tu dois quitter toute famille, toute filiation. Soi-même, c’est-à-dire l’autre… » L’appropriation de la pensée véritablement byzantine, contradictoire, flamboyante, de ce mirifique Wilfrid.

Jusqu’à quand, cadet, courrons-nous comme des idiots après les membres dispersés d’Osiris ?

On pourrait (« La passion est-elle volatile ? ») alors poursuivre ainsi : il se décante, dans cet alambic aux multiples visages (la pierre philosophale bien sûr n’est jamais loin) une véritable magie, sceptique à l’évidence, mais ne pouvant jamais se défaire de l’illusion d’une langue kabbalistique, des mystères et des images qu’elle sait revenir. À l’instar, exact, de Wilfrid : une passion pour l’ésotérique chez quelqu’un qui se réclame libre-penseur. Toutes les séquences de ce livre, dont le mouvement suit le retour dans une maison d’enfance, qu’il faudrait désormais vider, se construisent admirablement, avec cette vivacité qui fait l’humour vrai, sur les dérivatifs et rêveries, usages toujours pluriels et détournés qu’en faisait Wilfrid, d’un mot, d’une expression, de cette croyance déraisonnable, belle, qu’Erik Bullot veut ressusciter. La légèreté de sa prose se fait d’une bien belle densité, d’une constante surprise sans doute, entre autres, par l’usage des parenthèses, les virevoltes temporelles qu’elles proposent, les rattachements avec le thème de la séquence. On voudrait faire entendre le travail sur les sons et les rythmes. « Accoudés au radiateur (je songe). » Des phrases à l’équilibre discret dont il faudrait entendre aussi le bouillonnement, l’insidieuse décantation, l’ivresse et ses retours qui décante dans toute l’ampleur du récit. Nous l’avons déjà évoqué : Tombeau pour un excentrique repose sur l’alambic, sa chaleur et son ivresse que Wilfrid a dans sa cave. Pour en dire les méandres, comme lui dit, en rêve Wilfrid : «  Ta langue suit des voies de traverses, multiples et retorses. […] Ta langue ne vient pas du dessus mais du dessous, oui, oui. » Soit, une sorte d’hébreu dont le français, pour ce foutraque et attachant grand-père, le français serait issu. Autodidacte, Wilfrid, fébrile, amalgame tous les savoirs : archéologue sauvage, il examine de nuits les tombes, se passionne pour les noms de lieux, pour le grand chiffre que serait le monde, pour la musique et la peintre, la pêche et l’ivresse aussi. L’auteur ne saurait en cacher les obscurités et colères, ses façons d’imposer ses obsessions. On aime l’évocation en creux de Cécile, sa femme, qui les cantonne et les subit. Alors, peut-être faudrait-il seulement dire ceci : on peut jauger un livre à la dose de vie qu’il suscite, à l’intensité qu’il parvient à lui restituer. À ce titre, Tombeau pour un excentrique est une admirable réussite. Une mosaïque dont il faudrait voir, cacher dans sa savante, maçonnique, construction, le lumineux delta. « Tu dois connaître les lieux, te documenter. L’imagination n’est pas tout, c’est une mèche qui te fait aller en titubant, je vois bien ! »Une certaine science du décor tant le livre est construit comme la maison de Wilfrid que l’auteur vient, avec son oncle, débarrasser, dont chaque objet, délaissé et désormais inutile, évoque souvenir et enthousiasme, toute cette magie pas entièrement retombée. Un portrait qui ne ressemble à rien d’autre, laissons, alors, les morts enterrés les morts.


Un grand merci à Quidam éditeur pour l’envoi de ce livre.

Tombeau pour un excentrique (126 pages, 15 euros)

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