Les terrasses d’Orsol Mohammed Dib

Le silence, ses signes et presciences, les cauchemars et autres masques comme traversée des faux noms, mascarades sociales, d’un homme en exil, comme égaré dans les hallucinations de la réalité, les peurs enfouies d’une société à la trop ostensible perfection. La réédition de Les terrasses d’Orsol, ce classique de la littérature algérienne, initialement publié en 1985 permet au lecteur de découvrir ce flottement quasi métaphysique, kafkaïen pour employer des adjectifs usés, dans lequel un homme tente d’effleurer la réalité de ce qu’il est. Dans ce monologue d’une densité délirante, dans ces belles percées d’une pensée à la troisième personne, dans cette obsession d’une fosse où seraient relégués les mauvaises consciences d’une citée par trop idéale, Mohammed Dib fait entendre les insupportables silences d’où s’élancent toute littérature.

On découvre avec plaisir l’œuvre de Mohammed Dib, sans fausse honte nous confessons avoir jusqu’alors ignoré jusqu’à son nom. On nous a appris qu’il s’agissait d’une référence quasi obligatoire, largement étudié, devenu incontestable pour ne pas dire encombrant. Alors comment en parler à partir de cette ignorance, à partir des limites de notre propre contexte ? Peut-être, posture jamais entièrement satisfaisante, en pointant du doigt les limites de notre pauvre point de vue, celui d’impression de lecture, des notes sur des sensations, des bribes de ce qui nous reste d’un roman nous ayant, clairement, impressionnés. Parler, dès lors, le plus simplement possible d’un roman pour l’atmosphère qu’il parvient à créer. Si cela est un critère de jugement, alors Les terrasses d’Orsol est admirablement réussi. Certes, on pourrait le laisser entendre par des références très européennes : difficile de ne pas penser à Kafka, surtout dans sa lecture comme obscure prescience des totalitarismes ; assez hors de propos, j’ai aussi pensé à Jacques Abeille, peut-être pour cette retranscription d’un rêve qui se poursuit jusque dans la création d’un univers. On continue, nous pensons nous en être expliqué tant dans Un vide, en Soi que dans L’épreuve de l’individu, à éprouver un très grand attrait pour les romans solipsistes, ceux qui racontent les déroutes d’une perception solitaire jusqu’à l’hallucination, d’un enfermement d’une diction du monde et de nos faillibles perceptions, l’invention surtout de ses portes de sorties. La littérature, c’est, aussi, l’épreuve d’une réalité qui fait défaut. Peut-être d’ailleurs quand une s’impose comme unique, sans issu. Ce sera, dans Les terrasses d’Orsol, une ville mystérieuse, Jarbher dont l’onomastique, dans ce roman des faux noms, joue sans doute de son caractère insituable. Là où, dans une très belle intrusion de la parole à la troisième personne, il faudrait (peut-être dans une fatalité sans dieu, purement dans un ressassement humain) que le personnage quitte « le terrain de sa vérité propre, supporter le fardeau, endurer ce dont il est maintenant devenu la proie, et qui le hante, qui l’afflige, la vérité dont il est maintenant possédé, cette vérité dont il est maintenant dépossédé. » Nous voudrions ainsi évoqué un autre des attraits des Terrasses d’Orsol : son incroyable densité. De ce roman sur le silence, nous retenons les silences, nous ne saurions tout dire.

la chose était si évidente, et tous s’y résignent, qu’en parler devient l’acte inutile et par conséquent absurde par excellence.

La traversée des silences prend alors plusieurs formes, elle emprunte plusieurs étapes obligées du roman. L’exil reste l’étape première du roman d’initiation. Mohammed Dib en fait une coupure, une de ses séparations où l’irréalité, convenue, de notre vie précédente. Une sorte de démission, de fuite, une inquiétude sans motifs clairement identifiés dont on comprend, comme les silences, que voilà longtemps qu’elle a commencé. Le narrateur lui trouve des justifications ou plus exactement ses suspensions de sens dans lesquels sans cesse il tente de trouver refuge. Trouver son vrai nom, affronter le transitoire d’une identité que l’on pourrait faire sienne passe, autre étape un peu entendue, par la prise de conscience de la mort. Là encore, Mohammed Dib nous semble en faire un sens pas encore advenu, fugitif. Toujours quelque chose de très concret, comme dans le cauchemar. « Quelque chose est en train de changer ; en moi, autour de moi, ce n’est guère facile à faire. » Reste, cependant, l’attachement à une personnalité crue unique, à son visage, aux altérations qu’il ne saurait subir et qui pourtant, nous l’avons déjà évoqué, se trouve comme sapé, par cette parole sur Soi, jamais totalement une intrusion de l’auteur, par ce regard qui parfois offre, dans nos vies, la dépersonnalisation d’une déchirante lucidité. La maladie, dans le dérèglement mental qui sans doute d’emblée caractérise le personnage, serait un refuge, un silence dans lequel entendre, espérer et redouter, une sanction. Le narrateur, avant son départ qui y trouverait une explication, va voir un docteur pour qu’il lui confirme son malaise, celui-ci suspend son jugement. Mohammed Dib donne alors une très belle définition de la parole, d’une certaine conception aussi, me semble-t-il de la littérature, qui régnait au moment de son écriture. Disons que son approche la plus abstraite, la plus belle sans doute aussi, se trouve dans L’écriture du désastre de Blanchot. En nous, non sans quelques distances, cela résonne encore tant et tant, désolé c’est un peu long et denses, mais il faut écouter la citation en entier, je crois :

Parole en suspens qui n’a pas encore fini de parler que le silence s’en empare déjà — en présence d’une écoute qui n’a pas fini d’écouter que le silence l’envahit, l’une et l’autre, prises ensemble et comme gelées ensemble, dans un au-delà de la parole et de l’écoute où ce qui est dit est su, tout en étant insu, redouté tout en étant appelé, pendant qu’elles attendent l’une et l’autre comme si elles espéraient que ce ne serait rien d’aussi grave et lourd à dire et à écouter.

Il faut le dire, ce genre de phrase, dans leur densité donc et aussi dans leurs paradoxes en apparence un peu faciles, continuent à me hanter. Surtout quand jamais, elles ne sont que (pour reprendre la distinction de Steiner entre dire et vouloir dire) commentaires et trouvent une incarnation, une figuration imagée que je dirais bien volontiers concrètes. Peut-être parce que cette voix est un degré supplémentaire sinon d’hallucination tout au moins d’un désir dingue de sens, de brisure de ce silence qui sans cesse rattrape. Avec ce que l’on pourrait entendre comme une part d’imitation, voire une volonté de s’intégrer dans un imaginaire occidental, Mohammed Dib fait tourner son personnage autour d’une curieuse fosse, le versant négatif, peut-être, de cette ville un peu trop parfaite. Les terrasses d’Orsol sont entièrement animées d’une profonde inquiétude, de ce flottement, pour ne pas dire cette hantise, de l’interprétation. Le narrateur, kafkaïen en diable est-ce bien utile de le préciser, est chargé d’envoyer des rapports, de trouver quelque chose à dire, d’inventer la justification de sa présence. Il voit, ou imagine, cette fosse ou des insectes, des figurations, ou des fantasmes, de la relégation. Ce sera l’autre aspect, assez passionnant, du silence que va explorer Mohammed Dib. Au-delà d’une scolaire bienséance, sur quels silences se fondent toute société, sur quels tabous, radicale étrangeté dont on ne saurait parler sans être relégué, on ne saurait parler ? Les mondanités, au fond, sont décrites comme une hallucination, avec une réalité aussi insuffisante, percée de silence on l’aura compris, à l’image d’un film de cinéma. Obstinément, le narrateur cherche à partager ses visions de la fosse, à en faire une réalité. La conscience s’emballe, nous sombrons dans le délire, dans sa radicale étrangeté que la prose des Terrasses d’Orsol parvient à nous faire entendre en tissant ses motifs, sans doute même les failles tacites d’une interprétation toujours insuffisante. Un roman constamment intrigant, dont la fascination reste sans explication, ne peut que continuer à m’interroger.


Un grand merci aux éditions Zulma pour l’envoi de ce roman.

Les terrasses d’Orsol (186 pages, 9 euros 95)

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