Le collectionneur d’herbe Francisco José Viegas

 

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Sous une trame policière tenue, Le collectionneur d’herbe se présente comme un roman sur la mémoire. Dans une langue à l’invention limpide, Francisco José Viegas procède par strates. Le collectionneur d’herbe entasse les détails, toujours d’une précision palpable, où peu à peu se dévoile le rapport singulier entretenu par chaque personnage avec son passé. Du communisme aux colonies, avec une ambition éminemment littéraire, Le collectionneur d’herbe est un roman magnifique, mélancolique et ironique.

S’il fallait adresser un seul reproche à ce roman d’une très haute tenue et d’une singulière tessiture, ce serait par instant la manière dont Francisco José Viegas s’empare des codes romanesques. Le lecteur reconnaît des références, leur emprunt peut paraître d’une certaine froideur. Une lecture, obnubilée par le désir d’en parler, s’attache sans doute excessivement à situer des points d’attaches. Trouver des sources. Durant toute ma lecture, peut-être pour cacher mon peu de connaissance de la littérature portugaise, la ressemblance entre Le collectionneur d’herbe et, mettons, Mon nom est légion de Vila-Lobos m’a poursuivi. Le grand romancier portugais, parfois jusqu’à la satiété, entremêle les monologues monotones où le ressentiment se dispute à l’égarement, le passé colonial à la crise (pas uniquement économique paraît-il) traversée par le Portugal. À cause peut-être seulement de cette ressemblance présupposée, parfois un manque d’empathie tenait à distance le protagoniste, l’inspecteur Jaime Ramos et surtout la multitude de personnages auxquels s’attache l’auteur toujours avec une sensuelle précision.

Un autre détail a arrêté un instant ma lecture. Un point sans la moindre importance mais qui permet de raccrocher Le collectionneur d’herbe au genre du polar et à son souci d’efficacité qui, in fine, accroche admirablement ces différentes strates de discours que l’on met parfois un instant à situer. Un code du polar, toujours attaché à la couleur local dont Francisco José Viegas excelle à nous rendre l’exotisme si attirant, qui m’a toujours irrité est le passage obligé par l’inscription dans le patrimoine culinaire. Par un dandysme désabusé, l’enquêteur s’adonne à la cuisine et l’auteur nous décrit ses délicieuses recettes. Depuis Montalban, voilà une étape paraît-il indispensable. Pure incarnation d’une misanthropie esthète, le flic resterait le gardien du bon goût.

Puisqu’il s’agit ici d’assumer sa subjectivité, de tenter de la gagner en reconnaissant, par répétition, certains traits de « ma » parole critique, disons qu’elle procède par des réticences susceptibles de mener au cœur du projet romanesque de l’auteur critiqué. Ainsi, la grande fragmentation narrative du Collectionneur d’herbe devient aussi une manière habile et attractive de présenter son protagoniste. Un peu à la façon du premier Laidlaw, Jaime Ramos est délicatement proposé comme un attirant ramassis de clichés, ceux dont se moquent ses collègues et qui le rendent, dès lors, sympathique.

Expliquons-nous. Parfois un rien trop centré sur son efficacité, le polar repose sur une psychologie positive, purement comportementaliste. Ses héros seraient réduits chez les fondateurs du genre (Hammet et Chandler) à leurs gestes dans un courageux refus de la psychologie. Afin d’atteindre à une profondeur stipendiée, les romanciers de polar, principalement américains d’ailleurs, me paraissent avoir troqué cette économie narrative pour une psychologie de bazard. Ah l’enfance difficile des tueurs en série ! J’en viens au roman qui nous intéresse. Le grand souci de cette psychologie, dont il ne m’appartient pas de juger de la pertinence, est que sa mise en mots repose sur une fausse transparence de la réalité. On parle alors, je crois, d’illusion référentielle. La réalité ne serait pas pleine de trous et de failles. On pourrait en résumer la compréhension.

Par son écriture affûtée, agglutinante et ouvrant parfois à des métaphores piégeuses (le fleuve : une frontière ambidextre), Le collectionneur d’herbe échappe tout à fait à cette vision réductrice. Pour qualifier ces phrases souvent nominales, comme arrêtées dans la description d’un détail le plus souvent visuel(la marque d’une paire de chaussures, la coupe d’un pantalon..), on pourrait s’hasarder à qualifier l’écriture de Francisco José Viegas de pointilliste. À la manière de William Turner – comme le laisse entendre la stupéfiante scène d’ouverture – surtout pour indiquer la victoire du brouillard. Pour éclairer ma précédente digressions, soulignons l’ambition littéraire de ce polar. L’enquête repose, au fond, sur un mot. Jaime Ramos enquête sur une exécution par passion pour la littérature russe.

Sur les Russes, tout à déjà été écrit, presque tous les romans. Il y a longtemps que la littérature s’en occupe, et on a déjà beaucoup appris grâce à elle.

Au passage, ce décalage par la Russie est ce qui permet au Collectionneur d’herbe de définir en creux une toujours problématique identité nationale. Acceptable peut-être seulement quand elle est romanesque. La sentinelle de Lisbonne, dans sa belle schizophrénie, disait quelque chose du caractère portugais par sa constante référence aux États-Unis. Francisco José Viegas le fait dans cette prétendue obligation portugaise de se plaindre…

L’ambition littéraire, accomplie, de ce roman tient, à mon avis, alors à cette certitude. Un romancier, ou un peintre, ne se positionne jamais devant une prétendue réalité mais face à ce qui en a déjà été transcrit. Ou pour prendre un exemple moins prétentieux, parlons des boléros joués par cette mirifique accordéoniste. Le collectionneur d’herbe a le génie des rencontres, des personnages secondaires, saisis dans un détail. Le boléro, d’une manière moins ironique que chez Carlos Salem, permet à Francisco José Viegas de décrire son esthétique assez particulière : « Pas d’émotion pure, que des émotions feintes, c’est ça.»  Ainsi, Jaime Ramos pourrait paraître se contenter de « lister les désordres» qui le laisse mélancolique face « au mariage, aux familles et à son propre cynisme qu’il ne voulait pas blessant, pas blessant du tout. » Bien sûr, le roman tente de saisir l’époque, affronte la nostalgie, dans un regard sur les colonies (l’Angola comme le Brésil) assez justement saisis, dans la dégradation de la grammaire, dans cette crise économique jamais dite pour telle mais que Francisco José Viegas laisse apparaître comme manque d’espoir et de sens.  Mais, heureusement, on devine chez l’auteur une vraie distanciation pour cette nostalgie, pour le discours confus qui la fonde. L’acolyte de l’inspecteur, celui qui fait tout le travail, l’appelle toujours le vieux con.

Nous ne parlerons pas ici, dans cette note de lecture déjà trop longue, de l’intrigue policière à proprement parler. Un mot peut-être sur cette mondialisation par le cannabis et peut-être surtout sur ce trafic sans substance par lequel, criminellement survive les vieilles familles de Porto. Le collectionneur d’herbe dessine un roman de la mémoire. Jaime Ramos est un ancien communiste pratiquant. Par ce biais, Francisco José Viegas donne un visage à une grande partie de l’histoire du Portugal. Il déjoue d’ailleurs l’aspect un peu attendu, pour un roman portugais, d’une évocation du Cap-vert, de l’Angola… Mémoire plutôt de l’espoir, du sens collectif. Mémoire surtout des détails et de la peur que leur collection n’occulte jamais véritablement.

Il savait que c’était l’insomnie, et la plupart des siennes renvoyaient à la peur, à la peur de la mort, mais il n’avouerait jamais ce dérapage idéologique. Il savait aussi ce qu’était une pluie d’été. Ce qu’était une aube naissante. Ce qu’était la proximité de la mort, finalement. Ce qu’était l’âge.

Cette citation pour montrer comment Francisco José Viegas s’empare du tropisme du flic mélancolique et parvient à donner de la consistance à sa tristesse sans objet. Par une manière de détachement. Au fond, cet attachement à un passé révolutionnaire équivaut, dans son attachante absurdité, à celui des familles de Porto, à leur grandeur préservé. Ce détachement pour son inspecteur grincheux, rétif il va sans dire aux nouvelles technologies, passe alors par une vraie empathie pour tous les personnages. Chacun est caractérisé, crédible et en cohérence avec cette ironie sans laquelle la mélancolie est une pose pleine de compromissions. Un très bon roman à découvrir de toute urgence.


Merci aux éditions Mirobole pour cet envoi

Le collectionneur d’herbe (trad Pierre-Michel Pranville), 274 pages

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