Perdu en chemin Ruth Kluger

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Récit chapitré de l’autobiographie d’une survivante, prose enlevé d’une émancipation surtout de ce statut de victime. Avec un goût toujours certain de la polémique – quand l’intransigeance dessine une intenable posture de vérité – Ruth Klüger associe sa judéité à la condition féminine. Perdu en chemin dresse le portrait de la pitoyable Amérique des années 50 mais aussi du minable monde académique et du non moins méprisable univers des Lettres.

Découvrir l’œuvre de Ruth Klüger par ce livre n’est sans doute pas l’idée la plus évidente. Refus de témoigner est probablement un livre plus immédiatement attendu. Néanmoins, ce voyage comme façon de survivre donne l’accès à un esprit très singulier. Sans doute, on le comprend au fil du livre, peu facile à supporter. Peut-être est-ce d’ailleurs par cette force de caractère et sa posture exemplaire que Ruth Klüger nous devient un fantôme familier. Par ses souffrances et ses failles essentiellement.

Je l’évoquais à propos des Journaux intimes de Benjamin Constant : lire une oeuvre autobiographique place en posture de juge. Critiquer cette prose reviendra à jauger la « réussite » d’une vie. Tout au long de Perdu en chemin celle de l’autrice parai admirable. Une force de caractère qui inviterait, presque, à la nostalgie. On pense alors à Edith Thomas et son si décisif Le jeu d’échec. Pas seulement car ces deux textes ont été édité par Viviane Hamy. Plutôt une question de matrimoine.

Écriture d’une lutte des femmes dont il convient de garder mémoire. Par son expérience personnelle, Ruth Klüger en refuse systématiquement la stigmatisation ou la victimisation. Le premier chapitre, « Histoire d’un matricule », en fonde les raisons. Que faire de cette trace d’une survie dont l’autrice se sent perpétuellement coupable. Au fond Ruth Klüger reste admirable dans sa fausse naïveté révélatrice de celle du lecteur à considérer comme des évidences ce qui fut le fruit d’une longue lutte. La parole sur la déportation ne sera jamais tout à fait acceptable. Perdu en chemin interroge cruellement notre époque qui ose la penser entendue. Ruth Klüger décide de se faire ôter son matricule. Récit circonstancié de tant d’incompréhension. Prendre soudain conscience, sur des photos, qu’il a pu être ressenti comme une provocation. D’où une description au vitriol du monde académique, son antisémitisme mais surtout son conformisme.

La blessure que je suis pour Vienne et la blessure que Vienne est pour moi sont inguérissables.

Devenir une survivante devient dès lors une névrose collective, symptôme d’un malaise dans la civilisation évidement tu. « On les comprend à peine et on vit avec. » Les deux chapitres sur ces névroses viennoises et à Göttingen (non je ne chantonne pas du Barbara) sont lumineux. On peut pourtant regretter un passage obligé du genre qui consiste à reprendre des discours ou des articles. Ruth Klüger restitue avec exactitude ce retour au pays natal, le seul dans lequel on se sente définitivement étranger. Des rencontres neutres, fascinantes comme ce dont on ne peut se débarrasser. En quelques pages, tout le climat est là. Sans doute par le charme d’une traduction. Pour éclairer son rapport éminemment littéraire à sa propre langue (elle écrit et étudie dans ce qui reste pour elle la langue de l’ennemi, de l’expropriation), elle revient sur son emploi de l’allemand chargé d’expression viennoises vieillies. Sans une once de reconstitution, nous voyons cette ville d’avant-guerre d’une façon plus sensible que dans les reconstructions, par exemple, de La déesse des petites victoires.

Un mot surtout sur la Californie des années 50 si brillamment évoquée. Telegraph avenue mais aussi le sexisme dans le mysticisme, Berkeley et le début de la contestation et au milieu une jeune femme qui tente de faire carrière dans un monde d’homme. Édifiant récit de son mariage. Sans colère mais avec une conscience qui se forge au jour le jour. Perdu en chemin offre alors un témoignage indispensable. Surtout dans ses douleurs : rapports difficiles avec ses enfants, la tentation du suicide comme un autre fantôme occulté, la reconnaissance tardive qui entraîne de nouvelles incompréhensions dans les potins que serait la littérature.

Parfois le lien entre les différents chapitres de cet ouvrage paraît distendu. Une croisière permet néanmoins de refermer le cheminement de cette ouvrage. Nous pensons alors à la superposition des trajets à laquelle s’adonne Mendelsohnn dans Une Odyssée. Luxe coupable dont s’amuse l’autrice et ultime façon de revenir sur son histoire personnelle par la « déportation » en Australie d’un de ses oncles.


Merci aux Édition Viviane Hamy pour cet envoi

Perdu en chemin (trad Chantal Philippe et Jean-Léon Muller, coll Bis, 9 euros)

 

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