Prodiges et miracles Joe Meno

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Dans une Amérique défoncée, Prodiges et Miracles flirte avec l’épure de la tragédie. Un don miraculeux, un cheval blanc, peut-il avoir des conséquences bénéfique ? Joe Meno nous plonge dans une virevoltante virée au cœur du plus profond, du plus paumé, des États-Unis. Malgré le chaos des existences brisées saisies dans une extériorité loin de toute psychologie, affleure – au-delà du sentiment du paysage – une intangible beauté : un lien fragile.

Il me faut hélas commencer par quelques réserves sur ce roman dans lequel néanmoins on se laisse happer dans une fascination magnétique, difficilement explicable. Des détails paraissent inaboutis et fragilisent un tant soit peu une intrigue où se confondent les meilleurs éléments du roman noir : le sens du rythme et de la fatalité. Joe Meno s’intéresse aux paumés, redneck de toute première catégorie. Avec une certaine intelligence il s’efforce de ne pas s’aventurer dans leur incertaine psychologie, leur trouver des mobiles ou des excuses. Le pari est louable et fonctionne parfaitement dès que l’intrigue s’emballe. Pourtant, Quentin est d’abord décrit comme un invétéré sniffeur de colle, une passion adolescente qu’il pousse moins loin que le protagoniste de La rouille. Curieusement, ce trait de caractère est ensuite oublié. Dommage tant Prodiges et Miracles invente un univers olfactif obsédant : Quentin respire une odeur d’enfance, celle de sa mère perdue (notons une ressemblance un rien trop forte entre celle-ci et le personnage de Rylee : toute les fugueuses camées se ressemblent quand elles sont un symptôme obscur du mal latent surpris mais jamais expliqué dans ce roman), un autre personnage respire le parfum de l’essence qui s’entremêle à celui de la peur avant de devenir l’odeur de l’erreur émanant de tous « les détritus d’une civilisation autocentrée. »

À présent, ce n’était plus ce n’était plus tant l’obscurité mais la vacuité du paysage qui inspirait la terreur, le néant déployé à l’infini et à jamais, au-delà de l’horizon illimité, inconnu

Peut-être grâce à ces réticences, Prodiges et Miracles déstabilise. Le roman s’ouvre sur une exploration de l’univers rural américain. Le Midwest dans son soleil poussiéreux, sa crise économique et symbolique, résonne comme un présage. Jim survit à crédit dans son élevage de poulet, protège à reculons son petit-fils métis et heptérologue, Quentin, laissé par sa mère ancienne beauté accroc à la vie facile à laquelle elle pense avoir droit et poursuit dans toutes formes de drogue. Tréfonds de la noirceur désespérée quand survint une blanche jument comme un présage heureux.

Quelque chose  – une sorte de pacte immémorial, une sorte d’affinité – illumina leurs visages un instant, et puis, aussi vite qu’elle était apparue, la lueur s’évanouit.

Joe Meno sait restituer ces instants de grâces fragiles. Revers bien sûr de ceux de ratages et d’erreurs dont il décrit avec une tendresse minutieuse l’engrenage. Le cafouillage d’une rencontre amoureuse, une très belle scène brute de pose de pièges à coyotes qui ne capturent que le chat d’une maîtresse inconsolable. Prodiges et Miracles se cantonne un instant dans un univers clos. Il en rend attachant ses frustres habitants  notamment par des dialogues avortés où chacun peine à communiquer ses obsessions. Jim et ses souvenirs de Corée (la mort d’un ami, la violence raciste) et Quentin et ses délires religieux confus. Sans doute faut-il en passer par cet âpre peinture pour comprendre les espoirs placés dans ce deus ex machina équin. Un don de Dieu ou de la grand-mère morte ? Plutôt une erreur qui en charriera d’autres.

Prodiges et Miracles arbore un autre visage, son plus plaisant et maîtrisé : celui de l’enchaînement de mauvaise décisions par lequel le roman noir affronte la fatalité. Les points de vue changent et alternent dans un rythme aussi captivant que la cavale décrite comme le décor d’une déshérence.  Probantes descriptions cumulatives comme autant de panneaux publicitaires aperçus en passant et ne renvoyant plus à rien. Une vraie attention au paysage toujours dépeint comme une respiration souvent placée en début de chapitre, une interprétation presque de cette histoire furieuse et bruyante et dont le sens, bien sûr échappe selon la formule de Shakespeare reprise par Faulkner dont l’ombre (plutôt Tandis que j’agonise que Le bruit et la fureur) plane sur ce récit d’une simplicité toujours allégorique. Une façon au passage de se souvenir de la très belle retraduction que Markowitz donne, dans Partages, de cette formule canonique : il ne s’agit pas de montrer que la vie est un conte, raconté par un idiot, plein de bruit et de fureur ne signifiant rien mais signifiant le Rien.

Le cheval sera volé par une fine équipe comme autant de pressage d’une perdition, d’une signification supérieure que Prodiges et Miracles ne cessent d’effleurer. Jim et Quentin se lanceront à leur poursuite et à celle du futur acheteur du cheval chargé en sus de récupérer une gosse de riche en cavale. On passe du point de vue de l’un à l’autre sous le fil conducteur de l’erreur. Fuite éperdue dans une Amérique fort mal barrée. Toute la beauté de ce roman dont le charme opère comme malgré soit tient à la précision de sa mécanique mais surtout aux éclats de compréhension, voire de rédemption qui soudain affleure. À l’image de la rugueuse illumination de ce roman, in fine, captivant.


Un grand merci aux Éditions Agullo pour cet envoi

Prodiges et Miracles (trad : Morgane Saysana, 375 pages, 22 euros)

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