Kruso Lutz Seiler

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Roman troué de fulgurances poétiques, d’un impressionnant «stock » de vers intégrés à cette prose hantée par la disparition, la perte, l’Histoire, Kruso nous transporte dans une île au dernier mois de la RDA. Immense écrivain, Lutz Seiler sait dépasser cette allégorie pour allier des mythes insulaires à la précision d’impression intime, d’enthousiasme et d’égarements. Kruso, un roman qui reste.

Kruso charme d’emblée par un rapport très particulier à l’Histoire. Sensible serait le terme le plus galvaudé pour dépeindre une appréhension de l’époque qui ne s’encombre pas de restitution ou de marqueurs objectifs. Dès les premières pages, nous voilà projeter dans l’insaisissable ambiance des années 80 : une manière d’insouciance sexuée et existentielle. « Naufrage étrange et familier, naufrage de tout un pays. » Une séduction un rien paumée. Peut-être parce qu’elle s’inscrit avant tout, dans mon cas, dans des réminiscences littéraires. Davantage que Le temps de la fête et des roses, m’est venu à l’esprit le Peter Nadas du Livre des mémoires. Une atmosphère réduit au mot vacance(s) qui contient « tout ce qu’il fallait savoir sur lui. Toute sa faiblesse et toute sa fausseté. »

Après nous avoir promené dans un roman à la limpide complexité, en épilogue, Lutz Seiler s’adonne au luxe de nous livrer un pastiche de roman historique avec inclusion d’un auteur envahissant. On pense à Javier Cercas ou  à Philippe Jaenada dans ces magnifiques pages où l’Histoire est rendue comme un « département manquant », un musée des morts que personne ne visite, un cénotaphe pour disparu « à la ligne » et sans oubli. Un très joli contrepoint au reste de ce roman perclus d’irréalité, de rêves nomades de bédouins, de conversation avec un renard comme dans Midwinter.

Edgard Bendler avait décidé de disparaître, on aurait dit une phrase de roman.

Ed, héros de ce récit souvent halluciné mais toujours incarné, est un protagoniste emblématique, attachant, le réceptacle d’impressions qui sont autant de réminiscences remaniées. Ses aspirations contradictoires nous ressemblent trop pour ne point soupçonner que Kruso s’enferme dans une histoire singulière. Les références abondent dans ce magnifique roman : Defoe, Dostoievski, Trackl, Artaud… Seiler apporte en plus l’intelligence de rendre ces références loin d’être indispensables à la compréhension. Sans doute parce que le lecteur ne tarde à y ajouter son propre stock de mythes littéraires, de souvenir d’un isolement insulaire. La solitude essentielle de René Crevel m’est ainsi revenue dans ce type de notation « il avait voulu partir, disparaître, être solitaire mais ne plus être seul. » À l’instar d’Ed nous avons tous nos stocks de citations qui nous parasite l’existence, nous la rende vivable…

Ed comprit qu’il fallait sans arrêt défendra sa propre vie, d’une part contre ce qui se produisait constamment, d’autre part contre soi-même et l’envie de laisser tomber.

La fuite d’Ed reste une façon de donner un visage à la perte. L’autre façon selon Lutz Seiler de se trouver serait de perdre tristesse « incommensurable et indomptable », l’apitoiement sur soi pour être enfin certain que tout ceci lui est bien arrivé, à lui. Le roman initiatique en sous-main est un roman de l’artiste : il s’agit moins ici d’écrire que de renouer avec ces sensations. Le roman s’empare de l’irréalité estudiantine. Après avoir été ouvrier dans le bâtiment, « dans les antres de la classe laborieuse, dans ces lieux contigus au monde où les objets avaient gardés leurs contours nets et concrets » il entame des études d’allemand. À la mort accidentelle de sa compagne (réduit à une lettre et à sa ressemblance présupposée à la Sonia de Trackl), Ed est hanté par le « pouls de la vie avant qu’elle ne s’arrête. » Désolé, au passage, pour ces trop nombreuses citations mais ce livre regorge de phrases immanquables et concrètes comme « une demi-phrase prononcée doucement, pour que ne s’éteigne pas totalement le feu fragile de sa présence. »

Ce qu’il nous faut c’est notre voix et un espace rempli d’absence – un endroit pour gagner sur le temps.

Ed se réfugie alors sur l’île de Hiddensee, l’île cachée dans la mer à moins que ce ne soit la mer qui s’y cache. Lutz Seiler fait de ce hâvre autre chose. « Une folie particulière dont l’essence se composait de restauration et de poésie. » Ceux qui me connaissent savent mon attachement à l’île en général, à une en particulier que mon silence protège. Rien que pour les notations insulaires, il faut lire Kruso. La mer qui dilate le temps, le bout du monde toujours à porter de la main, le soutien insulaire, une vie alternative en circuit fermé. Hiddensee est en vue du Danemark, elle accueillait alors pas mal de fugitifs. La sordide actualité laisse résonner le fol accueil que dispense cette île comme un appel à l’imprudence et à la générosité. Loin d’être inutile dans ces temps sclérosés. Tout le génie de ce roman indispensable est de nous suggérer autre chose. D’abord, un visage d ce désir d’ailleurs dans les républiques soviétiques. Mais surtout, le charme d’une rencontre et de sa robinsonnade.

Il reste totalement fascinant de voir avec quelle délicatesse l’utopie ( Ed au Zum Klausner comme plongeur d’une communauté de naufragés magnifiques) de cacher tous ces migrants tourne insidieusement à une irréelle folie. Ce sera le visage principal donné à ce fou refus de la mort. Kruso, au nom si transparent et dont Seiler sait si bien donner à entendre l’ambivalence de son lien avec Ed, veut les enfermer dans la liberté, les retenir comme il n’a pas su le faire pour sa sœur. On retrouve ici Trakl dont la présence irrigue le roman comme « un grand et froid paysage […] blanc, brun, bleu, mystère entier. » Le poids de cette perte, son partage dans une identification illusoire, devient ce qui forme la nécessité des réminiscences. Emblématique histoire de Kruso, détails si véridiques et frappants de celle d’Ed. Et toujours la pertinence d’un regard toujours poétique. Soulignons, pour finir, cette note d’une drôlerie si juste sur les lèvres d’Antonin Artaud qui suffisent à définir quel type d’écrivain il est. Lutz Seiler dans sa navigation à vue entre un onirisme plus que réel et irréductible allégorie appartient sans aucun doute à ceux dont je veux continuer à découvrir l’œuvre.


Un immense merci aux éditions Verdier pour cet envoi

Kruso (trad : Uta Müller et Bernard Banoun, 476 pages, 25 euros)

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