La fiction Ouest Thierry Decottignies

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Spectaculaire cauchemar concentrationnaire, hallucination crayeuse affamée, insomnieuse et intérieure, La fiction Ouest se révèle, dans des phrases piégeuses et captivantes, un parc d’attraction sans issu ni initiation. D’une réussite formelle à la perfection entêtante, ce premier roman de Thierry Decottignies happe son lecteur dans un univers onirique d’où, par bribes éparses, dépersonnalisées et itératives, se dégagent une réflexion sur la fixation du langage, l’hypnose de sa musique et les temps changeants qu’elle ouvre.

Il faut d’abord dire un mot sur l’écrin dans lequel advient cette longue vision de Fiction Ouest. Le livre, pour lui-même, est d’une grande beauté, sa mise en page d’une rare élégance, l’épaisseur de son papier entre en correspondance avec la densité d’un propos poétique. Si on entend par ce terme flou une suite de phrases dont les images suspendent la lecture et interroge sur le sens de nos grammaires crues naïvement trop fonctionnelles. Pour ce livre d’une lecture disons exigeante (si le terme pouvait n’avoir rien de défavorable et indiquer seulement qu’un crayon à la main on note pas mal de citations, on est contraint souvent de revenir sur le sens des phrases où les sujets souvent sont substantifiés et la voix passive impose son absence de personnalité dans le prédicat), Le Tripode a eu l’excellente idée de s’adjoindre Guillaume Guillepart dont les illustrations d’un noir flamboyant ornent couverture, rabats et quatrième. Une forte envie de remercier l’audace éditoriale, de croire que les paris les plus fous sont ceux qui marchent. Autant porter jusqu’au bout un projet sans doute difficile et l’accompagner d’autant de beauté plastique possible. J’espère vraiment entendre beaucoup parler de ce roman.

J’étais comme double à l’intérieur de moi à assister, pas tout à fait deux mais plus un déjà, séparé, une image qui se détache d’elle-même légèrement, une superposition.

Sans doute parce que j’ai une conscience assez exacte de la difficulté de l’entreprise. D’abord peut-être parce que Fiction Ouest ne se réduit jamais à une univoque allégorie. Pas même une dénonciation de la mise en spectacle de l’univers, le nôtre et donc de son point aveugle que serait les camps de concentration. On pourrait croire que Fiction Ouest se déroule dans un parc d’attraction où le massacre deviendrait un spectacle, une sorte de réponse à un imaginaire où la mémoire de l’extermination reviendrait démonétisée. Dans La capitale Robert Menasse le dénonce en une formule lapidaire : ce qui choque le plus un des personnages est le distributeur de friandises à l’intérieur d’Auschwitz. Thierry Decottignies, me semble-t-il, s’empare de cet arrière-fond pour en faire autre chose. Une toile de fond toujours présente ou, comme il l’écrit dans beaucoup de ces sentences, la présence concentrationnaire, son persistant cauchemar, serait une présence superposée. À la fois ça et autre chose, soi et un autre, celui qui agit et qui est agit. Un point de départ : le rêve part de là et ajoute couches et strates pour ensuite mieux les creuser, les transmuer en pente que descend la prose de Decottignies. Au fond, fragile miracle, La fiction Ouest ne serait que le récit d’un cauchemar où des motifs se tissent sans, nécessairement, se répondre.

Ces gens dansaient une espèce de contredanse compliquée qui faisait qu’à chaque mouvement du groupe une personne s’en trouvait expulsée, et alors cette personne devait plonger et disparaître. {…} Ce n’était pas mourir, c’était disparaître dans le corps de Ouest, à l’intérieur, hors mais toujours bien-là. Après la danse s’était leur destin d’être là-dedans.

On voudrait trouver une image plus claire, plus transparente comme l’est dans le livre toute disparition occultée parfaitement dans nos sociétés du spectacle. Un détour peut-être. Thierry Decottignies est le traducteur français de Ben Marcus. La classe, non ? L’indiquer ouvre pourtant, à mon avis, surtout une fausse piste. La Fiction Ouest ne s’apparente que très vaguement à celui de L’alphabet de flammes. Sans doute seulement par une histoire de trous. Les personnages sont comme en formation, du moins enfermés dans une tentative d’échapper au flou (dans la taxinomie de cet univers le rang ultime de la dévaluation de soi), creusent des trous, des tombes. Néanmoins aucune communication n’est ainsi présupposée entre elles comme chez Ben Marcus et sa relecture de la mythologie juive. Posons une hypothèse un peu olé-olé, ça changera. Si on reconnaît malgré tout une certaine connivence entre ces deux univers c’est peut-être parce que Thierry Decottignies a imprimé sa patte sur la version originale du texte de Marcus, sa traduction pointe fort heureusement quelques-unes de ses obsessions. Le traducteur influence le texte qu’il traduit plutôt que, lorsqu’il est écrivain, il en offre un pastiche. L’hypothèse, un peu floue, me paraît se justifier avec Ben Lerner et la traduction de Jakuta Alikavazovic.

Alors je m’abandonnais de nouveau à l’immersion, je recoulais dans le murmure des voix et le règne de l’intériorité, ou ce qu’il en restait.

Disculpons-nous, facilement je n’en disconviens pas, des recherches des influences. L’auteur lui-même se place sous le patronage d’une réécriture de La colonie pénitentiaire de Kafka, de Beckett, j’y ajouterais de Georges Hyvernaud ou du Primo Levi des Naufragés et des rescapés. Loin de toute prétention intellectuelle, de ces mises en abîme du langage parfois trop voyantes chez Ben Marcus, La fiction Ouest offre une langue à cette expérience concentrationnaire. Une fatigue insomnieuse, curieusement camée mais très vite dépassée. Loin des influences, le vrai miracle de ce premier roman, est de nous offrir l’intériorité d’une temporalité propre, singulière. Contemporaine serait-on même tenter de dire. Pas facile d’en trouver les motifs dès lors. Disons que l’imaginaire de Decottignies ne paraît jamais daté, encombré de références anciennes. Peut-être parce que, de son propre aveu, il a ajouté à ses fragments de rêves, des brèves de récits vécus, des anecdotes alcoolisées… La fiction Ouest excelle à nous rendre l’immuable, l’éternel présent du cauchemar J’avoue avoir souvent penser à la littérature nocturne de Maurice Blanchot, exemplairement Aminabad mais pas certain que cela éclaire le texte.

j’avais l’impression d’avoir de ces moments brefs mais fréquents, dans la tête, avec le contenant mais vide, une pensée d’air, un jeu dans le cerveau où les signaux restaient muets, éprouvaient le silence et l’obscurité dans l’enveloppe d’un cri.

En commençant cette note de lecture, je me suis laissé guider – excuse à son désordre – par la formule : une dialectique de l’intériorité. Sans savoir ce qu’elle recouvre, elle me paraissait livrer une clé de l’assemblage de ces motifs oniriques. Le cauchemar et le camps de concentration, surtout dans sa mise en spectacle, priverait de cette intériorité. Les visages perdent leur spécificité, se confondent, morts et vivants s’amalgament. Le narrateur devient celui qui veut persister dans cet écho à une intériorité propre. Une manière de résistance au langage dont il faut distordre la propagande et le miroir. Toute La fiction Ouest baigne dans la récitation d’un instructeur et dans une bande sonore car il faudrait « écouter le livre qu’est la bande qui est le destin de Ouest et de tous. » Même si cela ne fait pas sens, si le langage, comme pour la dénomination des personnages, intervient toujours trop tard, il offre un miroir, entre « vastitude et vide » à cette inquiétude intérieure si bien creusée par Thierry Decottignies. Une expérience, intérieure, quoi.



Grand merci aux éditions du Tripode pour l’envoi de cet OVNI à paraître en janvier 19

Fiction Ouest (205 pages, 17 euros)

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