Dans la forêt du hameau de Hardt Gregory Le Floch

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Premier roman d’une maîtrise étouffante, Dans la forêt du hameau de Hardt absorbe le lecteur dans une prose sinueuse, syncopée pour mieux le mener aux confins de la paranoïa, du désir d’identification mimétique et surtout, peut-être de la culpabilité soigneusement entretenue par l’illusion de rédemption dont se révèle porteuse toute confession. Grégory Le Floch parvient à dérouter en se tenant à la lisière des sylvestres broussailles mentales, clairières et fausses pistes, d’un narrateur aussi menteur que manipulé.

Dense, pénétrable seulement par à coup, si j’ose dire pour miroiter ce corps mort dont la mémoire hante le narrateur, la prose de Grégory Le Floch captive dès les premiers paragraphes. Sans doute d’abord par une syntaxe par strates successives sans crainte des répétitions, de ses insistances où, peut-être, confine la solitude et le silence d’une santé mentale solipsiste et suicidaire. On le suit pourtant avec une étonnante facilité. Chaque paragraphe, j’allais écrire chaque séquence tant la prose pense en plan, contient une seule et même phrase pleine d’incise et de redite. À aucun moment, cette ponctuation ne se relâche. Son seul souci, fort anecdotique, reste une difficulté à en extraire des citations, à en couper leur logique désespérément unitaire.

il y avait entre Anthony et ses maîtres anciens, une rivalité à ses yeux insupportables au point qu’il préférait faire table rase des génies du passé, sûrement trop semblables à lui, se libérant par là même de toute filiation et de toute concurrence, pour évoluer dans un monde où il n’y eût plus que lui et son génie et son infatigable énergie à puiser  dans l’ordure du monde actuel les sources de son œuvre qu’il ne voulait pas classique mais foncièrement triviale.

Cette première piste de lecture, pas entièrement fausse, résiste à cette lecture dont le lecteur, semble-t-il, attend surprises, espère des basculements dans une autre réalité. On ne se retrouve pas, je crois, avec un livre des Éditions de l’Ogre par hasard. Faut aimer flancher, faut savoir que le réalisme ne sera jamais qu’une vue de l’esprit. Gregory Le Floch parvient pourtant à le maintenir jusqu’au bout, avec une élégance certaine, limpide, qu’il serait un peu facile de qualifier de classique. Disons plutôt un jeu sur les codes du premier roman : identification, dédoublement peu ou prou autobiographique dans un double trop idéalisé pour ne pas contenir – comme strate ultime d’un roman d’initiation – un appel au meurtre. Un premier regard assez classique convoqué dans une sorte de respiration dans ce récit de crise et de peur, d’isolement et donc d’identification à la folie.

je les haïssais de ressentir, avec une troublante identité, ce que je ressentais moi-même et qui ne m’étais apparu qu’en les entendant.

Le plus réussi de Dans la forêt du hameau de Hardt tient alors sans doute à sa distanciation de toute tradition. On est bien loin du premier roman français, bavard et prétentieux selon une image sans doute un peu trop préconçue. On pense à l’américaine wilderness, cette sauvagerie qui toujours borde la civilisation ; on pense surtout à une tradition plus germanique du froid monologue accusateur. On goûte l’ambivalence maintenue jusqu’au bout dans la nature de cette relation avec cet Anthony, dionysiaque jouisseur. Homosexualité tapie et comme sublimée dans une relation dont l’aspect intellectuel paraît résumé à son essence. La répétition ne se met plus au service du ressassement (même si elle induit un art du montage par raccord), de cette obsession dont Le Floch sait donner image, mais bien d’une ironie délicieusement insituable.

Prenons seulement l’exemple de l’incise, « l’écrivain suprême » adjoint à chaque évocation de Thomas Mann. Un échappatoire vidé de sa substance. Christophe, le narrateur, prétend poursuivre une étude sur cet écrivain vu, non sans raison, par Anthony comme l’écrivain bourgeois par excellence. Celui sans inquiétude, celui capable d’enregistrer un monde à la veille de sa disparition. Modèle négatif de Dans la forêt du hameau de Hardt qui rend admirablement les montées des crises d’angoisse, les refuges du silence qui, pourtant, les alimente. Une sorte de chaleur aussi dans ce roman d’une belle noirceur dans la présence de Richter, de son réconfort paisible.

et elle éclata de rire, elle éclata de rire et brisa dans son éclat de rire tout ce qui s’était solidifié en moi, tout ce qui s’était calcifié, fossilisé en moi et qui avait été calcifié et fossilisé par l’angoisse, la culpabilité et l’horreur.

Dès que l’on croit suivre un chemin, perdu dans cette forêt, on revient sur ses pas par un autre voie en apparence identique. Au risque de dévoiler un des motifs du suspens qui tend tous ce bref roman, il faut parler de cette possibilité d’une autre voix. On pense d’abord à une coquille, on relit le paragraphe avant de passer incertain à autre chose. Mais l’erreur revient et impose sa réalité. Ce monologue à la première personne s’offre le détournement de la parole par d’indécidable dit-il en incise. Sans doute le soliloque halluciné s’invente-t-il des auditeurs, finit, qui sait, par en susciter la présence.  À l’image de cette oscillation entre classicisme et trivialité (au besoin de clarté sonore, le double tôt mort répond par l’obscurité, l’urine et le désir), le lent basculement vers la folie apparaît au contraste d’un apaisement momentané apporté par les personnages. Outre la présence de Richter, Maeva puis la mère d’Anthony. Elle qui ressent un curieux apaisement dans cette forêt dont, à ce prix, Le Floch sait dire les maléfices.   Façon surtout d’ouvrir à la crudité de la révélation finale. Je vous la laisse découvrir mais insiste néanmoins sur cette déconnante capacité de Dans la forêt du hameau de Hardt à en souligner l’intenable absurdité. Le Floch s’essaie à un autre registre, une morbidité pornographique proche à la fois de Georges Bataille et de Jean-Baptiste del Amo. Une manière je pense de renvoyer le lecteur à son intranquillité : le narrateur invente peut-être cette vision ou son double, dit-il, trouve à se dédouaner. Mais pourquoi trancher ?



Un grand merci aux Éditions de l’Ogre pour l’envoi de ce très fort premier roman à paraître en janvier 19

Dans la forêt du hameau de Hardt (142 pages, 16 euros)

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