Le livre de l’intranquilité Fernando Pessoa

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Relire Pessoa ; retrouver un autre soi-même. Derrière son hétéronyme de Bernardo Soares, Fernando Pessoa tient un journal de sensations où se dessine une métaphysique du rêve, un songe sur l’irréalité de nos vies, sur l’altérité de nos nostalgies. Dans son intranquille langueur, Le livre de l’intranquillité a la douce amertume du songe et rêve la désillusion de nos réveils. Portrait d’un autre, d’un rêveur éveillé dans son quotidien de comptable, Fernando Pessoa nous emporte dans cette somme de sensations, inachevées, qui jamais tout à fait nous appartiennent.

Je ne saurais vous proposer une lecture exhaustive de ce livre si important pour tant de monde. Infiniment plus qu’un classique, Le livre de l’intranquillité reste une balise pour ses lecteurs par une sorte de proximité rêveuse avec cette conscience intercalaire. Peut-être est-ce là un des charmes les plus puissants de la prose de Pessoa : très souvent si devine (s’y voit avant de s’enfuir dans ce livre très visuel) un alter-ego tels qu’ils peuvent nous apparaître en rêve : à la fois soi et pas soi, un Moi outrepassé aux contours enfin confus. Bernardo Soares c’est celui non pas que l’on aurait rêvé d’être, que l’on a pas su être ou dont, bien sûr, on ne parvient à assumer déception ennui et indifférence. Trouver sa personnalité en la perdant : peut-être n’est-on jamais autant soi que dans la conscience de l’éloignement de celui que l’on a cru être ou quand les emprunts dont on l’a constitué soudain reviennent. Toutes les phrases de Pessoa sont si proches qu’elles ne peuvent qu’être étrangères, apparaître peut-être seulement dans le souvenir de mon désir de me les approprier. On les capturera, en italique comme pour éloigner les guillemets qui nous rappellent que nous ne sommes pas l’auteur de ces lignes.

Une des grandes tragédies de ma vie – une des tragédies, cependant, qui se déroulent dans l’ombre et le subterfuge -, c’est de ne rien ressentir avec naturel.

Avec une once de prétention, relire Pessoa reviendrait à proposer une autre critique. Sensation et impression de lecture, retenir surtout ce à côté de quoi on passe. Une somme en dialogue de nos erreurs d’interprétation. Une approche un rien théorique mais qui, espérons-le, mime la superficialité dans l’érudition qui serait, dans l’errance de Bernardo Soares, la meilleure façon de bien lire et d’être profond. Expliquons autrement cette sensation si difficile à saisir. Je n’avais pas le moindre souvenir que Le livre de l’intranquillité était aussi si concret. Une conscience intercalaire donc : souvent le narrateur y théorise pour mieux, après et avant, y intercaler des descriptions de la vue de son quatrième étage, de la rue des Douradores, Lisbonne et son Tage, au loin, là-bas, la mer à peine toujours devinée. Soudain, ennui et indifférence, flottement dans un monde intermédiaire, dans le songe si on lui emprunte son expression portugaise, distance et dépersonnalisation, de alheamento.

J’éprouve la nostalgie de l’hypothétique possibilité d’éprouver de la nostalgie, même absurde.

Pour la toucher, pour comprendre à quel point cette sensation ne nous appartient jamais tout à fait, à quel point les mots la cernent maladroitement, en dessine un cénotaphe, Pessoa décrit l’automne, la pluie – immobile contemplation à ce qu’il n’a jamais tout à fait été. Ce journal de son double, plus mutilé que lui-même nous révélait sa correspondance, devient une sorte de roman afin de dresser le compte exact de l’inconscience de nos consciences, la métaphysique des ombres automnales, la poésie née du crépuscule des désillusions. Restituer chaque sensation, pour Pessoa, revient à en restituer un contexte, à l’inventer donc pour un double, un autre Moi, qui soit chargé de souffrir en nous, de souffrir ce que nous souffrons. Ensuite, créer un sadisme intérieur, entièrement masochiste, capable de jouir de sa propre souffrance comme celle d’un autre. Devenir une nostalgie du présent, anonyme, prolixe et incomprise. La sensation centrale du Livre de l’intranquillité serait la nostalgie de ce qui n’a pas eu lieu. Cette souffrance, cette erreur métaphysique de la matière, cette étourderie de l’inaction se conjugue dans l’altérité de l’imparfait.

Mon idéal, ce serait de tout vivre dans un roman, et de me reposer dans la vie – de lire mes émotions, de vivre mon dédain pour elles.

Inventons cet autre soi-même dont jamais, tout à fait, on se détache. Confondu avec l’optique de Pessoa, relire le Livre de l’intranquillité aurait été une improbable nostalgie pour celui découvrant cette œuvre qui tant et tant l’a façonné. L’été de la canicule, bosser en blanchisserie ; dans les intervalles se sentir exactement Bernardo Soares. La relecture, plusieurs lustres après, m’apparaît comme une belle distanciation. Tout ne m’a pas autant touché à la seconde lecture, je n’y retrouvais qu’un Moi inventé, distant, indifférent, aristocratique. Nous sommes ce que nous ne sommes pas, la vie est brève et triste. La posture de Pessoa est plus complexe, il faut, je crois, se laisser prendre à ses dédoublements de fiction. Admettre être très loin d’en avoir percé le mystère. Il m’en reste des impressions solaires, il m’en reviendra peut-être la lumière sans un bruit de ce printemps confiné, ma façon, qui sait, de parcourir rêveur les répétitions de certains fragments sans véritablement les lire.

Combien d’heures, ô mon inutile compagnon d’ennui, combien d’heures d’intranquillité heureuse nous ont là-bas offert leur simulacre !…Heures de cendre de l’esprit, jours de nostalgie spatiale, siècles intérieurs d’un paysage du dehors.

Serait-ce cela l’altérité de l’intranquillité : un songe dans les mots de l’autre, le rêve qui en découle qui devient un instant la seule réalité, dans la conscience de son effacement ? 483 fragments plus plusieurs grands textes décisifs, dans mon édition de 1999, pour découvrir cette apothéose d’une incohérence neuve, qui resterait comme la constitution négative d’une anarchie toute neuve des âmes. On ne saurait trop résumer cette songerie de la désillusion. Rappeler peut-être qu’elle s’élance, elle aussi, d’une improbable nostalgie pour le catholicisme, s’alimente de mysticisme, afin de cerner l’irréalité de la vie de ce narrateur. Promeneur solitaire qui ne s’est jamais laissé prendre aux charmes devinés de la vie des autres ? Bernardo Soares, kafkaïen comptable a le réconfort de l’effacement, d’une banalité cachée derrière un chant de l’inaction, de la tristesse claustrale de vivre. Pessoa esquisse alors, entre reprise et une sorte de rêverie au fil de la plume, une métaphysique du rêve. L’un et l’autre : rêve et réalité ne s’affronte pas mais s’amalgame et s’altère. Et reste le miracle des sensations, autant de dialogues muets, de refuges intranquilles mais jamais pessimistes dans une volonté de ne pas faire système, de n’avoir pas d’autre message à apporter que celui des rêves. Un calme profond, aussi doux qu’une chose inutile, descend jusqu’au tréfonds de mon être.

 

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