Éblouis par la nuit Jakub Zulczyk

L’errance d’un dealer de coke sur les rails de sa fatalité, de sa vision acerbe, douloureusement juste souvent, d’une société polonaise où drogue et divertissement tiennent lieu de sens. Monologue souvent halluciné, toujours rythmé par une intrigue redoutable, Éblouis par la nuit livre une radioscopie, sous le couvert de la livraison de drogue, d’un monde où tout est à vendre. Avec une belle maîtrise Jakub Zulczyk se fond dans son personnage, un attachant salaud ordinaire, un comédien qui se retrouve coincé dans ses propres justifications.

On le sait depuis, au moins, The Wire, la vente de drogue est l’allégorie achevée du capitalisme. Le narrateur d’Éblouis par la nuit ne cesse de le remâcher : la consommation de psychotropes serait l’adjuvant indispensable à l’aliénation d’un monde vénal ; la coke serait l’incarnation la plus justifiée de cette chimère de la main invisible du marché. La Pologne serait la victime de cette société où tout ne serait qu’un choix personnel, où victimes et junkies auraient décidé de le devenir, auraient consenti à leur destin. Jacek parvient presque à convaincre son lecteur que son taf en vaut un autre, que comme dans n’importe quel métier il délègue sur autrui les responsabilités, il ne fait que répondre à une attente. « Le présage personnifié de l’ultime déclin de l’Occident. » Parfois, cela pourrait être un peu moins insistant, voire répétitif. Pourtant, l’auteur en fait prémisses et prophétie de sa chute. Il faut noter que Jakub Zulczyk parvient à restituer les couleurs de la nuit, ses impressions puzzle, son irréel étourdissement. La façon surtout dont il sonne affreusement creux, désespéré comme seul peut l’être l’exigence festive qui caractérisait tout une époque.

J’ai toujours voulu avoir accès au plus grand nombre de mondes possibles tout en restant dissimulé.

Jacek circule d’un milieu à l’autre, d’une boîte sordide à une fête huppée. Partout la coke pour tenir, pour ne pas regarder la vanité de nos vies, la poursuite de leur reconnaissance. La vision sur la Pologne se fait sans concession : alcoolisme, réussite en demi-teinte, l’horreur de la vie dite normale quoi. La vraie valeur d’Éblouis par la nuit est de parvenir à suggérer que tout ceci, toute l’attitude provocatrice, la solitude qu’elle révèle, est une imposture. La continuation d’un cauchemar dont l’auteur nous fait sentir l’envahissante odeur de moisissure. Peu à peu Jacek prend conscience que son égoïsme fait de lui, aussi, une victime. Il se fera prendre au piège de sa supériorité. N’en disons pas trop pour laisser au lecteur le plaisir de découvrir la manière dont tout se referme sur lui. L’aspect roman noir est particulièrement réussi. Toujours la même histoire : un type élabore le plan parfait pour s’enrichir, tout part en couille. Avec une vraie intelligence, Jakub Zulzcyk montre qu’au fond tout tient au langage, au discours que l’on se tient sur nous-mêmes et sa confrontation avec celui supérieur qui ne tarde pas à s’imposer comme seule réalité possible. Jacek, au fond, est le narrateur idéal, voire une image de l’auteur lui-même : un type qui s’encanaille, qui joue au mauvais garçon pour le plaisir d’un spectacle dans lequel il croit n’avoir aucune responsabilité. Dario, un caïd sorti de taule, bavard jusqu’à la dinguerie finira par lui imposer un autre discours, à accepter les conséquences de sa saloperie de passage. Étrange manière de rédemption, devenir ce que l’on est, la rédemption de tenir son rôle, de devenir une ordure. Notons, pour finir, que ce polar pointe à nouveau les violences faites aux femmes, la manière dont il semble, en Pologne, être un discours acceptable, lentement remis en cause en pointant sa meurtrière absurdité.


Un grand merci aux éditions Rivages Noir pour l’envoi de ce roman.

Éblouis par la nuit (trad : Kamil Barbarski, 525 pages, 23 euros 50)

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