Lascaux ou la naissance de l’art Georges Bataille

Livre lumineux, magnifique, sur l’exaltation première, ludique, de la pure expression artistique. Tout Georges Bataille semble être dans cet essai sur Lascaux : sa recherche éperdue de la transgression, du jeu, de la dépense sans ici insister sur la souillure ou la joie suppliciante. Toujours brillant non spécialiste, parfaitement impliqué dans son sujet, Bataille s’attache aux instants initiaux et décrit parfaitement le mystère et la fascination – vague et inextricable comme tout expression du tout autre – que continue à susciter Lascaux.

Se rendre compte que c’est la première fois que je parle ici d’un livre d’un auteur qui demeure pour moi une influence majeure. Peut-être faut-il cependant le préciser : il est très difficile d’être toujours en adéquation, voire parfois de seulement comprendre, celui qui fut un penseur le plus décisif du vieux vingtième siècle. Penseur quasi clandestin, à l’œuvre fragmentaire, souvent inachevée, voire posthume quand elle n’est pas de la plus haute (de la plus intellectuelle) pornographie. Plutôt que de m’aventurer à en résumer le parcours, précisions que Michel Surya (sans doute -avec Denis Hollier – le meilleur spécialiste de Bataille) parvient dans sa préface à rendre sensible le grand apport de l’auteur de L’expérience intérieure ou du Coupable. Pour entrer dans Lascaux ou la naissance de l’art sans doute son œuvre la plus aisée à aborder peut-être pourrions-nous commencer ainsi : l’itinéraire de Bataille est marquée par son rapport si particulier, intense, à l’image. Le lecteur y découvre toute cette fascination, entre dégoût, horreur et sidération, qui reste l’instant décisif, l’expérience intérieure pour ne pas dire l’exercice spirituel, guetté à tous les instants d’une vie marquée par l’exigence d’être plus qu’un homme dans un monde d’homme. Ceux qui ont lu Histoire de l’œil ou Le bleu du ciel voit sans doute quelle force d’incarnation l’image invente la prose bataillienne. Pour les autres, reprenons son exemple canonique : pour lui, l’expérience intérieure pourrait aussi s’atteindre par la contemplation, dans une extase religieuse, d’un supplicié chinois, dans ce qu’il nomme, joie suppliciante.

le divin fut dès l’abord la signification profonde de l’humain.

Comme le fait, pourtant, avec raison Michel Surya, il faut le souligner, Lascaux ou la naissance de l’art est le livre le plus lumineux de Bataille. On y lit un véritable enthousiasme, il parvient parfaitement à nous le faire partager. Rendons d’ailleurs grâce aux belles éditions de L’atelier contemporain, de faire partager cette joie notamment par la très belle qualité des reproductions des photos d’origines. On se promène ainsi dans la grotte, on l’aperçoit telle que Bataille, autour de 1955, a dû la découvrir. Notons alors que ce rapport si intense à l’image s’est toujours accompagné, depuis Documents, d’une attention toute particulière à la mise en page, la qualité de l’impression de l’image. Nous avons ici une très belle reprise de l’édition original paru chez Skira. Insistons alors sur un fait un peu bête : une belle critique d’art reste celle qui sait, par ses mots, donner à voir ce qu’elle voit, que la précision de la description se fasse imperceptiblement glissement vers la pensée. Lascaux ou la naissance de l’art est très descriptif, renseigné. Une manière de jolie visite.

l’essentiel me paraît plus tortueux, et plus vague, l’essentiel a peut-être le sens d’une inextricable totalité.

Le grand intérêt de cet essai me semble surtout de comprendre comment à travers l’homme de Lascaux, l’homo ludens, c’est nous-mêmes, en mieux, que nous projete Bataille. L’auteur précise souvent des questions de datations mais devient passionnant quand il plonge dans l’interprétation. Pour lui, le désir de représentation n’explique pas tout. Rite d’initiation, magie propitiatoire, ex-voto, pour Bataille les figures animales (comprendre leur admirable figuration en un trait, le lien étrange entre chaque peinture) signifiaient sans doute ceci mais leur sens profond excède sans doute le réalisme, calcul et intérêt. On pourrait penser que Bataille voit dans Lascaux, les prémisses de ce qu’il théorisera comme dépense. Un jeu, une pure gratuité, l’invention de la transgression par une manière de se soustraire au monde du travail, à son efficience. Dans ses représentations rupestres, on pourrait voir l’invention du profane et du sacré. Remarquons au passage que Roberto Callasso dans Le chasseur céleste pense lui aussi que les animaux resteraient, dans la chasse, une incarnation du divin, la fugitive figuration de ce qui nous dépasse. « Il n’y a pas, si on veut, de distinction entre le sexuel et le sacré. » On retrouve toute la pensée de Bataille ; elle fait merveille dans son exégèse de la « scène du puits. » L’auteur s’interroge sur l’unique présence humaine. Un homme couché, en érection, aux pieds d’un bison éventré, un oiseau tel un masque chamanique. L’auteur souligne alors à quel point « l’art en naissant sollicitait ce mouvement de spontanéité insoumise. » Pour lui, l’art serait dès l’origine un jeu, un dépassement de ses intentions, un fait social total tel qu’il le poursuivait dès Le Collège de Sociologie, un moment d’atteinte au sacré. Ou rien que la fascination, le tout autre, que continue à exercer Lascaux.


Un grand merci à l’Atelier Contemporain pour l’envoi de ce magnifique livre.

Lascaux ou la naissance de l’art (224 pages, 77 reproductions, 8 euros 50)

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