Comment je suis devenue Duchess Goldblatt

Invention d’un avatar plein de compassion, d’humour, de décalage comme révélateur d’une vie à la dérive, de ses difficultés à entretenir, au premier degré, ses terribles rapports sociaux. Une éditrice s’invente un double virtuel, elle recrée une communauté, invente la possibilité de la bienveillance, la distance du soutien. De ce premier roman anonyme se dégage la rare possibilité de la joie, la prise en compte distanciée des souffrances qui la sous-tendent, la chance, en parlant d’autre chose, de toucher à la justesse des sentiments.

Il faut bien admettre que l’on s’attend, en ouvrant ce livre anonyme au pire : le déversement de bons sentiments derrière l’alibi du fait de société, de l’analyse (toujours vaguement condescendante) des interactions sociales sur les réseaux. Nous l’avons malgré tout un petit peu. Mais, peut-être que le style, c’est ceci, la retenue des sentiments, la façon d’en trouver une pudique expression, d’en suggérer la commune singularité. L’autrice emprunte d’ailleurs la belle définition de la poésie à Wallace Stevens. La révélation par le jeu sur les sons d’une exactitude, souvent fortuite, dans la révélation des sentiments. Curieusement, à mon sens, ce n’est pas tant dans les messages postés sur les réseaux – qui viennent entrecouper le récit pour leur fournir une respiration – que dans les contre-coups, racontés comme réel, que cette exactitude touche. Après Mary Toft ou la reine des lapins de Dexter Palmer, les éditions de La table ronde semblent poursuivre la publication de romans qui interrogent la part de fiction qui entre dans toute réalité, partagée ou nom. Son expression tient sans doute toujours de la distanciation. Peut-être surtout de la prise en compte de ce que chaque situation peut avoir de commun, comment elle doit s’inscrire dans un récit plus grand que le limité de la perception que nous en avons. La vie et ses situations attendues, redoutées. Il convient, qui sait, d’en montrer l’étrangement. Décalage toujours bienvenu et qui sait pourtant accrocher son lecteur à ce qu’il connaît, croit attendre d’un roman. Une femme divorcée, esseulée, brillante comme une intellectuelle ahurie. Nous le sommes tous : notre lucidité révèle tant de quotidiens aveuglements, nos connaissances et intuitions masquent tant de malaises et d’incompréhension. Peut-être faut-il se sentir étranger au monde, incapable au monde, pour continuer à œuvrer à le rendre un peu moins mauvais.

Il faut alors le dire : les messages où s’invente la Duchess Goldblatt, son monde imaginaire, son humour jamais méchant (qui sont parfois un peu trop nombreux) ne sont pas la partie la plus passionnante de ce récit. Pas trop mon truc les univers de compensation. Sauf s’ils surviennent comme un contre-point, un heureux révélateur. Tout le roman joue, plutôt bien, de ce dédoublement de réalité. La perte remonte plus loin que ce que l’on croit. Voilà longtemps que l’autrice est appelée à perpétuer son message de bienveillance. On allait presque dire apostolique tant le Comment je suis devenue Duchess Goldblatt repose sur la parabole biblique du fils prodigue. Dédoublement, on l’a dit. Absence définitive, dépressive, de la mère. Dédoublement de l’autrice dans l’incarnation de prodiguer son amour, de le faire surtout face à une figure exemplaire, celle du père, qui a toujours su admirablement le faire. Le père, curé défroqué pour la connotation catho du roman, donne tout son amour à son fils prodigue, excite la jalousie de sa fille, lui apprend la difficulté du soutien. Une certaine délicatesse aussi. L’exactitude des sentiments, bienveillance et pudeur : le roman n’a rien d’autre à nous offrir. Un joli portrait de ce frère dépressif et alcoolique, des soins que sa famille n’a su lui apporter, du grand sacrifice que cela induit. C’est la grande question de Comment je suis devenue Duchess Goldblatt : quel effacement, quel renoncement, étrangement, demande le soutien à autrui, de quelle manière il nous conduit à, discrètement, vivre notre vie, à rendre possible malgré tout d’autre échange. Message peut-être un rien naïf, mais ne convient-il pas de préserver l’illusion, sans rédemption, d’un instant de réconfort, par l’ombre d’un sourire, au-delà de tout nécessaire pessimisme ?


Merci aux éditions de la Table Ronde pour l’envoi de ce roman.

Comment je suis devenue Duchess Goldblatt (trad Laura Derajinski, 262 pages, 22 euros)

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