Tu as le visage de Dieu suivi de Romance de la noire blonde Gabriela Cabezon Camara

Deux courts récits où Gabriela Cabezon Camara achève sa réflexion sur la vengeance, la possibilité de témoigner des abus, les altérations de la personnalité nées d’une émancipation violente, ambivalente. Deux novellas où l’autrice invente une langue, un rythme et un ressassement, pour dire les violences de la domination mais aussi les impasses de la lutte pour s’en sortir, la nécessité toujours de trouver une autre voix pour dire les martyres et les riens que de nous il reste.

Peut-être, comme moi, lecteur, aimes-tu cette curieuse sensation de familiarité, cette mémoire un rien déformée, cette impression de relire un livre non pas déjà lu, mais dont les thèmes et les tensifs ailleurs ont déjà été esquissés, se trouvent dans cette inquiétante étrangeté autrement travaillés. Ce livre clos, d’après ce que j’ai compris la trilogie que Gabriela Cabezon Camara a entamé avec l’indispensable Pleines de grâce et poursuivi avec le magnifique Les aventures de China Iron. L’autrice reprend ici ses thèmes, les développe autrement. On aime l’idée, clairement exposé, que ces deux textes soient nés de deux faits divers dont Gabriela Cabezon Camara va donner sa version. Sa résistance surtout face à un monde qui brûle ; « Et à la voracité du capital national et international qui nous ravage, faisant du monde entier un seul monde, uniforme et moribond. » Deux histoires pour alors tenter d’approcher ce qui serait l’expérience concentrationnaire. Une façon pour l’autrice de croiser les discours sans que cela ne veuille dire les confondre, les rendre équivalents, dans un pesant, creux, post-modernisme. Précisons un peu au risque de paraphraser la très claire préface à l’édition française de l’autrice et surtout le limpide « Note sur le sacrifice » qui sert de Coda à Romance de la noire blonde. Une part de moi se méfie des explications qu’un auteur peut donner sur son propre texte, sur ses manières d’expliquer les circonstances de sa rédaction comme si cela allait suffire à résumer la tessiture particulière de son message. On pourrait en éclairer ceci : la littérature sert aussi à témoigner des situations extrêmes, à tenter d’approcher l’expérience des naufragés pour reprendre la terminologie de Primo Lévi. Gabrieal Cabezon Camara le fait dans une curieuse distorsion. Tu as vu le visage de Dieu se présente comme une réécriture du mythe, avec flingue et violence, de la Belle ou bois Dormant. La belle subit la traite et la prostitution. L’autrice, dans la violence crue de sa langue qui, dans la version originale est en octosyllabes, parvient (un peu comme dans Pleines de grâce) à en faire une expérience mystique. De l’indicible à l’ineffable comme dirait m.l .L’absolution de la blancheur ; instant d’éternité au fond de l’horreur. La beauté, en dépit de tout. « Que l’on sent de chose au dessous de soi ! […] Et qui restera debout en son épiphanie. » Un récit enlevé dès lors, sans aucun doute par la grâce de l’excellente traduction de Guillaume Contré. Un très court récit tendu où Gabriela Cabezon Camara laisse entendre la nécessité de discours d’accompagnement, de récits collectifs qui n’existent que dans leur amalgame, leur piratage. Quelque part ici entre Saint Georges terrassant le dragon et Kill Bill.

Le martyr est un témoin selon l’étymologie, un témoin qui ne garantit rien mais dit ce qu’il dit, et dit que le martyr est celui qui a tout vu jusqu’à la fin, sauf qu’à la fin il n’y a rien, rien d’autre que notre propre mort et de cela il n’y a pas de témoins, le martyr ne peut parler que de ses propres restes

Ambivalent visage du témoin. Composite vérité, reproduction sans fin des mécanismes de domination dont l’œuvre de Gabrieal Cabezon Camara ne cesse de pointer les vengeances. Romance de la Noire blonde donne alors une autre perspective sur Pleines de grâce : une spéculation sur l’élection, le choix et l’attente d’un martyr. On peut alors se demander si toutes les causes n’attendent pas leur saint sacrificiel. L’autrice s’empare de ce ressort dramatique comme – tentons l’hypothèse – une manière de se placer à l’écart de toute représentation de soi en victime. Est-il vraiment la peine de préciser que l’autrice se place dans (comme on dit je crois) l’intersectionnalité des luttes, dans une littérature queer, qui cherche à donner la parole aux racisées sans misérabilisme ni exemplarité. La pureté est un travestissement, l’appropriation d’un autre visage nous suggère Romance de la Noire blonde. Le martyre s’y avère circonstancielle. Une jeune poète, à la suite d’une nuit de dérive, se trouve immolée par les forces de l’ordre qui voulaient expulser un squatt d’artiste. Elle devient l’incarnation de la lutte, précisément, avec une jolie ironie par son absence de visage. Notons au passage ce joli lien entre les deux textes : le visage de Dieu, consomptive lumière, terminale irradiation. Un silence. La naissance de l’amour, la survie d’une identification. Le martyre de faire de soi une installation artistique. On aime vraiment la façon dont Gabrieala Cabezon Camara fait de ce mélange, amalgame de haute et de contre-culture, résistance toujours, la poursuite de cette expérience mystique sans visage : « Depuis cette chute qui ne tombe pas, depuis cette suspension, j’écris. Et j’écris des choses comme ça. » Des libres incarnations de l’Argentine d’aujourd’hui.


Irradiantes grâces aux dévoratrices éditions de l’Ogre pour l’envoi de ce livre.

Tu as vu le visage de Dieu suivi de Romance de la Noire blonde (trad Guillaume Contré, 142 pages, 18 euros)

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