Lettres à Clipperton, une aventure épistolaire Irma Pelatan

Série de lettres à une île déserte, inhabitable, intermède entre deux livres où se déploie une méditation sur la solitude, la capacité à s’inventer un lieu, un écart, une île et son histoire. Dans ce récit épistolaire Irma Pelatan s’invente des contraintes, une lettre par jour, comme pour masquer l’absence de destinataire, pour se plonger dans la grande incertitude de toute œuvre en chantier. Lettres à Clipperton parvient à se faire récit pudique, dévoilement détourné des hantises de l’autrice.

Juste après L’odeur du chlore, dans ce curieux intervalle d’expectative, de vide et d’incertitude, entre l’envoi, l’acceptation et la publication, d’un livre, nous sommes ravis de retrouver Irma Pelatan. Toujours une note de concret, un intérêt quasi documentaire, soit pour un bâtiment soit pour une île, qui dans les interstices paraît de se deviner, comprendre se construire autrement : « le bonheur de la rencontre fortuite, à l’improbable destination de la bouteille à la mer. » Irma Pelatan nous livre ici une manière de journal, une parole sur soi qui se cherche un destinataire, un esseulement sans doute aussi qui s’invente une complicité, un miroir. L’autrice à la belle idée de figurer Clipperton comme le pot-au-noir, l’endroit d’encalminement par excellence, zone où converge l’absence de vent, l’immobilité. On peut trouver tout de même qu’Irma Pelatan abuse un rien de la métaphore insulaire, de son enfermement, de son existence uniquement comme forclusion. On y reviendra. Clipperton, territoire à l’identité des plus incertaines, à plus de mille kilomètres de la première côte, peuplés uniquement de crabes et de rats, terre appartenant en principe à la France mais posant d’insolubles problèmes légaux. Un superbe endroit où est envoyé un récit dont on ne sait que faire. On aime la manière dont Pelatan en fait un geste de survie, une joyeuse robinsonnade. Un crayon censé écrire sur tout, un couteau pour le tailler : quand il n’en restera rien cette correspondance, vaine en apparence, s’achèvera. L’autrice en souligne le décalage, l’ubiquité délicieuse qui lui permet de tout savoir de cette île, d’en rencontrer d’autres fanatiques, mais aussi par un jeu de soustraction au temps, le ludique anachronisme de récupérer des enveloppes à envoyé par avion, de retrouver un peu de son adolescence, dit-elle, dans les correspondances amoureuses. Il faut souligner la vraie légèreté de ce dispositif. Un humour feutré, dit-elle.

Ce mouvement crée des vulnérabilités, des attentes, presque ingérables et pourtant, quelque chose s’affirme en moi, s’affranchit. Je reconnais la forme de mon projet, peu à peu, je m’y reconnais. Les autres, parfois, veulent y mettre les mains, intervenir – imposer leur vérité. J’apprends à me mettre de profil pour laisser moins d’emprise au tir. À moi maintenant de viser.

Le projet prendra fin quand les lettres, au bout d’un an et demi, reviendront à leur expéditeur. Elles auront pourtant touché leur but, parler de ce qui arrive au jour le jour, trouver la force de continuer. Voir jusqu’où peut mener une obsession. Peut-être d’ailleurs ne fait-on jamais autre chose : se raconter ce que l’on sait déjà pour que cela trouve une forme, finisse par s’inscrire dans une histoire collective. Le dispositif me paraît alors fonctionné pleinement. La narratrice prétend vouloir économiser son crayon, s’en tenir au poids d’une lettre standard. Le livre se découpe donc en court chapitre, en missive toujours brève. Lettres à Clipperton devient aventure épistolaire dans sa capacité à s’approprier toutes les tentatives, malheureuses, d’occuper ce point aujourd’hui entouré de plastique. Une horrible histoire de colonisation, de folle et meurtrière persévérance. Un bout de territoire inutile, hostile, réclamé par la concupiscence des hommes, le désir de domination des états. Lettre par lettre, avec un joli sens du suspens presque romanesque, Irma Pelatan raconte avec émotion (oserait-on avancer par une vérification vécue ?) la seule tentative d’habitation durable sur l’île. Jeux d’alliances, guerre et conquête, le Mexique devient maître de cette île. Il y envoie un gouverneur, les aléas historiques laissent Clipperton à l’abandon, à l’hasardeuse survie de ceux qui y vivent. La folie (les crabes y auraient des vertus neurotoxiques), le viol et le meurtre, ici comme ailleurs. Utopie un instant d’un matriarcat, difficile survie déjà guetté par le drame. Irma Pelatan s’empare alors assez habilement des pudeurs et des récits filtrants, des traductions, qui seuls restent de cette histoire. Joli matériau de fiction dont elle nous dévoile l’essentiel, à mots peser, par les ellipses de la correspondance. On aime alors cette douceur par laquelle, par détour, l’autrice aborde son sentiment d’enfermement : des pensées pour le gardien de l’hôtel de Shining lui aussi coincé sur une île hostile que l’on pourrait nommer, dans son fou désir de communication, écriture.


Un grand merci aux éditions de La contre allée pour l’envoi de ce livre.

Lettres à Clipperton, une aventure épistolaire (non paginé, 22 euros)

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