Popeye de Chypre Patrice Blouin

Voyages dans le temps, les interstices, les strates du sacré, les buffers zones de l’identité, les bricolages de l’être. Avec l’indispensable précision du burlesque, ce sens du détail qui permet de les coller sans les confondre, Patrice Blouin entraîne son lecteur dans la quête, inventive et rieuse, d’un endroit où enterrer la mère de son alter-ego Popeye. Popeye de Chypre ou une belle déambulation dans le pays perdu, la restitution du pouvoir de l’Étranger Passé.

Qu’on me permette d’emblée de souligner l’étrangeté de cette presque lecture. Nous vous en livrerons ici seulement une esquisse, des pistes d’interprétations suspendues au partage, dans l’attente d’une autre lecture amicale. Expliquons-nous, les si précieuses éditions MF sortent ces jours-ci Popeye par les pieds dont nous ne tarderons pas à vous parler, un livre dans lequel Patrice Blouin revient sur sa méthode, sur la pratique d’autoscience-fiction, de sa remontée fictive, hétérobiographique, dans un passé marqué par la séparation et la coupure. Avant de lire ce commentaire, ce retour et repentir, cette dérivation de ce qui a déjà été tenté, sans doute était-il une bonne idée de lire l’œuvre originel. Gratitude aux éditions MF (si vous voulez les découvrir vous pouvez lire Le nouveau roman ou Orbital). Deuxième étape de cette esquisse de lecture (quelle prétention et réductrice logique que de prétendre à une qui serait exhaustive), cette critique, comme toute façon de vivre, invente des perspectives, projette des devenirs. Avec l’ami Lucien Raphmaj, nous envisageons de parler de Popeye par les pieds comme d’une première étape pour poursuivre À te souvenir de l’insomnie du monde, Stase-seconde et Le tiers essai, par une tentative de parler en commun d’un livre. Désolé pour ce trop long préambule. Parlons plutôt de celui qui ne saurait « oublier être un spectre transportant une momie. »

Et tu restes certain que si tu plonges assez profond tu vas trouver une eau seconde. Dans le fond. Un deuxième horizon. Tu te dis. C’est là où tout commence. La deuxième immersion. Le voyage dans le voyage. L’écriture dans l’écriture. Les aventures de Poeye & Maman.

Critiquer, approcher doucement un projet qui nous échappe, dont sans doute il ne reste que les vestiges (ici des cabines téléphoniques ou des chapelles votives). Le jugement sous-jacent à toute critique s’écrit aussi par sympathie, par les possibles conjonctions entre les projections de l’auteur en personnage et celui que, passivement, on voudrait être. Alors, Popeye est un frère, un compagnon de route pour chemin divergent. « L’ado le spectre à jamais. » Un narrateur, une question d’inadaptation, d’approximation, de capacité à s’enfoncer dans le mou du monde, d’écouter les « affectations rémanentes du cœur fantôme», une « rapidité accrue à se raccrocher aux branches », la compréhension que « la meilleure des vies est celle que l’on ne vit pas. » « Presque c’est déjà pas si mal. » Une coupure de soi par des voyages spatio-temporels comme de jolis bricolages.

Tu es devenu un spécialiste de la coupe. Tu aimes te couper des autres. Des milles embranchements qui te relient aux autres. Tu te dis que la taille promeut la repousse. Tu voudrais aussi te débarrasser de toi.

Pour une question de classe, pas le grand raffinement pour produire de proustiennes anamnèses, Patrice Blouin se promène dans ce défaut d’air, cette chaleur qui manque, ce pays perdu de ceux qui font partie du mauvais peuple, ceux qui sont plantés du mauvais côté de l’Histoire : « Mineurs. Colons. Épiciers détaillants. Paysans parcellaires. Lumpen bourgeoisie. » Bel exercice de désapartenance. Écart à cette tentation autobiographique de l’identitaire, à s’inventer une communauté, à faire partie d’un groupe dont on peut se vanter. Ce qui intéresse Patrice Blouin ce sont les interstices, les buffers zone géographique. Bref, les endroits où passer, dont se séparer. L’auteur feint, avec une grande ironie sur lui-même et un vrai humour («Je me laisse mimer par les événements. Je suis complètement minable»), d’effectuer, tel un Orpheus McFly, des voyages dans le temps. Mare nostrum du souvenir : Syros 1989, Athènes 20111, Istambul 1959 et bien sûr, in fine Chypre. Même s’il vomit les bourlingueurs, n’est pas là pour montrer ses muscles, l’auteur parvient par des notes parcellaires, des impressions toujours saisies par le décalage («Tu n’as pas besoin d’imagination. La peur, la fatigue rendent déjà le réel assez glissant. Comme tu as la panique facile ton oeil dérape sans cesse) que produisent ces belles zones tampons. Des endroits de vacances identitaires, autoritaires. Des détours aussi sans aucun doute. La pudeur de l’hommage à la mère qui devient vibrant dans sa discrétion. Derrière le burlesque :un homme face à une momie, Mummy, répare un cabriolet pour pouvoir retrouver l’instant où enterrer sa mère, non tant dans un pays perdu dont, depuis sa naissance, il sait jamais ne le retrouver, mais dans ce qui s’approcherait le plus du bonheur. Une approximation climatique. Chypre donc, peut-être.


Un grand merci aux éditions MF (la suite arrive) pour l’envoi de ce livre.

Popeye de Chypre (109 pages, 15 euros)

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