Orbital Elsa Boyer

Où survivent des bribes de consciences, un au-delà d’une conscience machinique, sérielle, une hantise du végétal dans un univers hors-sol, sidéral, peuplé d’intelligences artificielles dont ne demeurent que des couleurs mentales. L’écriture expérimentale d’Elsa Boyer donne à lire un monde sans mémoire, ce qui reste de fiction quand l’intelligence humaine est réduit à un flux nerveux et perceptif, contrôlé mais jamais totalement dominé.

Décidément, tenir ce carnet de lecture persiste à proposer des sorties de Soi. Voilà un moment qu’une écriture ne m’avait pas désarçonné, dérouté. Il faut quand même le dire, les premières pages d’Orbital laissent pantois. Ne nous y trompons pas : j’aime beaucoup cette impression des mots entassés, de contradictions internes de phrases qui semblent en permanence faire signe vers une réalité qui échappe. On ne sait pas trop si on va s’en sortir, il va falloir persister, creuser l’évidence du récit qui serait le marqueur le plus évident d’une époque. Il me semble qu’Elsa Boyer affronte la principale difficulté du roman d’invention : à l’évidence, une autre civilisation impose un autre style, un autre rapport au monde par une autre structuration mentale. Même si elle n’est pas immédiatement préhensible, c’est la première exemplaire réussite de ce livre : inventer la langue d’une, disons même si le terme ne convient pas, Intelligence Artificielle qui nous raconterait, sans remettre dans l’ordre ni sans cette linéarité chronologique qui perturbe notre vision occidentale (vision judéo-chrétienne : pêché, culpabilité, rédemption ?), ce qui échappe. Dans L’énigmaire, Pierre Cendors inventait une machine qui dictait, altérait donc, nos mémoires. Elsa Boyer radicalise le procédé. Ça va secouer, pas mal de perturbations dans la transmission. Restauration partielle des données, visage de l’archéologie à venir ? Nous lisons donc, si j’ai bien compris, le programme _ _ Narrathor _ _ (j’adore !). Ce qui nous reste de l’avenir tiendrait-il à une restriction des droits d’accès ? Intrigue non disponibles, informations trop fragmentaires pour les hiérarchiser, mise en garde sur la projection de toutes intentions. Les très belles éditions MF ont opté pour une mise en page qui rend compte de ce dispositif narratif. J’aime beaucoup l’idée ce que nous lisons serait la résultante, en mode verbeux, d’une ligne de commande. Comme sur un terminal (pour les non geek, il s’agit de l’interface qui permet de faire fonctionner un ordinateur en lançant des commandes en les tapant), la page est grisée, avec parfois de beaux vides, des ajouts entre étoiles ou tirets quadratins. Autant de balises pour l’interférence d’une autre conscience.

ses murmures ne formulent pas des mots, ils se situent à l’exact fréquence des nerfs hérissés et muqueuses en frisson.

Je crois vous avoir prévenu, la lecture est un rien ardue. Pour ceux que je n’ai pas encore perdu, tentons d’avancer dans cette reconstitution qui procède par expérimentation, répétition sérielle pour effacer une conscience qui persiste. Orbital développe une très belle idée : la mémoire de l’humanité serait-elle vraiment autre chose que le souvenir d’une série d’échecs répétés ? Nous avons alors trois personnages, pour ainsi dire. Disons trois projections mentales : d’abord la Juge, elle est chargée de la surveillance du réseau, elle serait responsable d’un certain échappement de données. Elsa Boyer nous plonge dans un univers où, pour échapper aux, disons, bouleversements climatiques, cette manière de post-humanité a décidé de vivre hors-sol, dans une outre-terre dans la jolie expression employée par l’autrice. Ceux qui subsistent vivent dans des vaisseaux en orbites, sont réfugiés dans leurs cerveaux supérieurs et hiérarchisés en classe, domaine d’action et possibilité plus ou moins limitée de penser le monde. La Juge – si j’ai bien suivi – invente un prototype et son coéquipier. Ils sont chargés d’anéantir toute trace de conscience de l’extérieur. Bien sûr, ils se laisseront parasiter, d’une série à l’autre, d’une défaillance à l’autre, le coéquipier obtiendra des souvenirs, aura des couleurs mentales (une idée déjà croisée dans Rivage au rapport de Quentin Leclerc) interdites. Car, on l’espère, « le végétal a la force des interstices. » Reptiliens souvenirs de la vie d’avant, de ce monde devenu tropical qui hante cette conscience. Ou peut-être ne nous restera-t-il que cela « – pourquoi pense-t-il vers des directions autres que celle de l’immédiat -» Orbital est une vraie puissante, déroutante donc aussi, proposition romanesque. Sans doute par le style de son autrice. Un langage de l’informatique, perturbé souvent par des noms de programmes, par de beaux dérèglements, par cette logique autre que celle imposée par la syntaxe.


Un grand merci aux éditions MF pour ce livre.

Orbital (122 pages, 15 euros)

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