Les fragments Solander Pierre Cendors

Les dédoublements, et les démons, autant de détours pour dire l’inspiration poétique, le visage que nous sommes derrière nos masques sociaux, les dissimulations politiques de ce roman qui traite, aussi, du communisme. Empruntant à nouveau au cinéma, Pierre Cendors poursuit sa quête d’un absolu littéraire, de la nudité des visages qui transpercent nos rationalités, des revenants insituables qui sont voix de toute poésie vraie. Les fragments Solander est le roman où Pierre Cendors exprime ses obsessions qu’il ne cessera de tisser dans ses romans suivants.

On le dit pour les rares qui ne le savent pas encore, il faut lire Pierre Cendors. Dans l’attente de ses nouvelles publications, au hasard des trouvailles d’occasions, après avoir tant apprécié Silens Moon, Tractatus Solitarius, Archives du vent, Minuit en mon silence, L’énigmaire et enfin Seuil du seul, je suis ravi de pouvoir parler des Fragments Solander. Curieuse remontée dans le passé (le roman date de 2012) pour cette histoire d’une amnésie, la poursuite d’un mystérieux auteur, de ses hétéronymes, ses masques et surtout le mystère intact de l’acte créatif. Chez Cendors les personnages oscillent entre ces deux constats : on ne sait rien d’un homme, jamais et tu peux vivre d’autres vies que la tienne. Avec un talent admirable, une langue ici d’une discrète beauté, l’auteur explore cette part de vide et de nuit, nos visages de nuit comme il dit dans Seuil du seul. Dans ce roman, cela passe par un dispositif narratif complexe, parfois un rien exagéré. Mais c’est peut-être cela que je préfère chez Cendors : une affirmation, quasi romantique si on parle du versant allemand de ce courant, de l’absolu, une très haute solitude où enfin faire résonner nos inquiétudes, nos visions et leurs ailleurs. « Le monde, ce grand vacarme vide, n’aime pas qu’on lui fasse entendre. » Nous lirons donc une biographie fictive, le roman des masques de quelqu’un dont « la vie est un lieu où il ne peut plus vivre », un endroit où le «monde disparaît et continue pourtant d’exister. » Tout ce que l’on écrit est peut-être l’histoire d’une absence. Paul Fauster (notons que le nom semble soigneusement sans identité sociale, sans identité nationale) a un accident, il est amnésique, ne parvient plus à se reconnaître dans les lignes écrites sur un autre. Un biographe reconstruit les vestiges de son existence en inventant les vertiges de celles d’une autre. « Il avance, pas à pas, en lui-même, à l’écoute d’une voix. »

Ni documentaire ni témoignage, peut-être n’était-il, tout simplement, que l’autoportrait d’une époque.

On le sait depuis Silens Moon, l’écriture de Cendors est hantée par l’Allemagne d’avant-guerre, les instants bien sûr juste avant l’anéantissement. Prague, et ce n’est pas Manuel Candré qui nous dira le contraire, serait par traduction le lieu du passage, du seuil. Miroir de la disparition qui serait, selon les deux épigraphes du roman, bien sûr aussi celui du commencement. On reconnaît bien sûr ici une des thématiques de L’énigmaire. Paul Fauster écrit un livre, au joli titre du Chant des races intérieurs, sur Endsen. Le fils de la fin, une manière de poète rimbaldien, une incarnation mittel-europa de Blake et d’Artaud. Une voix. Une question obsédante surtout : « L’esprit poétique tire-t-il son inspiration au sein de moi ou du sein d’une autre conscience. ? » On aime profondément qu’un roman nous mette en contact avec ce qui nous dépasse, avec ce qui revient, avec de curieux hasard, des seuils de conscience, qui font que le passé, sous un certain angle, semble prophétique, paraît avoir toujours plus à nous dire. Plongée alors dans un imaginaire nôtre, celui commun du communisme. Endsen commence par le cinéma. Cendors le sait, quand il s’agit de donner un visage à l’inspiration, le cinéma parvient à susciter cette fascination. Un premier degré de dédoublement entre l’actrice et le rôle qu’elle joue, son personnage et celle qu’elle tiendra dans ce qu’elle prend pour son existence. Les hommes se dédoublent, les femmes se dédoublent ; restent des fantômes, nos attractions pour les ombres. On pense à Archives du vent qui en donnera d’autres incarnations. Perdons pied, acceptons-le : « Ta réalité est trop isolée du réel. » Endsen écrit un film : L’œil du Domitor, il y décrit une sorte de ville idéale, Solander. En Russie, il sera censuré, deviendra culte. Endsen disparaît, devient autre, prend le nom de Nordström et se met à réaliser des films, à être surpris par la parution de recueil de poésies d’Endsen qu’il reconnaît comme sien sans savoir les avoir écrites. Notre contact au monde, admettons-le, tient à cette inquiétante étrangeté. Il faut dévisager l’étranger que nous sommes, les réserves de nuits et de solitude qui, parfois, prennent le pas sur ses déterminismes sociaux, sur cette solitude aussi dont la nécessité tiendrait à notre « besoin d’une présence émotionnelle. »

Je suis une nuit que l’on croise de jour

Notons que Cendors alors nous entraîne dans la construction romanesque, dans les pièges du récit, dans ce qu’il disent de l’inconscient d’un moment historique. Une histoire de persécution, de voyance aussi. On peut penser que tout le roman s’élance de cette citation de Borges : « Tout homme est deux, et le véritable est l’autre. » Les fragments Solander deviennent donc la quête de cet autre, de ces ressemblances avec soi, de tout ce que l’on fait pour repousser notre culpabilité sur autrui. Endsen/Nordström est pourchassé par Levitan qui, bien sûr, deviendra le porte-voix, le continuateur de ce Doppelgänger, le daïmon, la poursuite obstinée de cette parole. La poésie comme expression de ceux qui sont passé de l’autre côté, qui se sont franchis comme le disait l’auteur dans Seuil du seul ; le roman comme témoignage de ce seuil, déguisement de sa persévérance. Endsen, poète idéale s’invente des doubles, des visages qui seront persécutées. Sa parole ne sera entendu, préservée, que dans des séances de spiritisme, dans le destin des différentes, et dédoublées, voyantes qui en seront les mediums. C’est sans doute la part la plus intéressante du roman de Cendors : son dédoublement du mythe du poète. Il ne s’agit pas de s’accrocher à ses figurations, ses mythes et l’importance du spectacle de sa vie, mais bien à tout ce qui le dépasse. « Nous sommes tous des êtres tissés de mystère, aussi infrangibles que le désir, aussi intangibles que ses instances. » Nous sommes solitaires fantômes, autant nous laisser transpercer par des voix.

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