Triptyque en ré mineur Sonia Ristić

L’amour, la folie, l’écriture dans trois récits qui, par leurs ressemblances, disent la vérité sur la mort du père, sur la guerre, sur la possibilité de se construire dans et par le récit. Triptyque en ré mineur se révèle une fine exploration du morcellement du Moi, sa précarité et comment au jour le jour il survit, affronte ses tracas quotidiens et s’invente d’amoureux, de fous, échappatoires. À travers le Berlin des années 1920-1930, le Belgrade des années 70 ou le Paris du confinement, Sonia Ristić décrit les dédoublements amoureux, leur absence qui les invente dans l’écriture, les dérivatifs que l’on trouve pour dire l’obsession.

Après Saisons en friche qui admirablement disait l’enthousiasme des squats artistiques, nous sommes ravis de retrouver la prose si vivante, au plus près du soulèvement créatif de Sonia Ristić. Important pour une autrice de conserver sa voix, de donner au lecteur de retrouver un univers, de creuser de livre en livre les mêmes thèmes, de leur trouver d’autres modalités, décors et époques. Dans Triptyque en ré mineur, c’est par le vocabulaire que discrètement, comme une prise en défaut, se révèle la cohérence, les passages, entre les époques. La première partie épistolaire décrit une relation à trois, à travers les frontières, entre une femme de Belgrade qui, insensiblement voit sa jeunesse s’enfuir, et deux américain. L’amour comme incompréhension, discours muet, rencontrent qui jamais ne se passent comme prévu. Une belle histoire, impossible comme il se doit. On perçoit pourtant la recréation, la dissonance : on pointe l’insuffisance de la réalité. On s’étonne de lire, censément circa 1972, des termes comme autrice ou blind date.

Je me disais l’autre jour qu’une partie importante de ma vie ressemblait à un livre que j’étais obligé de reposer toutes les quelques pages, que je ne pouvais la vivre qu’en pointillé

La vie dans ses intermittences. La première partie, épistolaire, parvient admirablement à faire résonner les intermittences amoureuses. Tout Triptyque en ré mineur fait entendre cette impression de n’être pas assez soi, de passer à côté de son existence. Sonia Ristić illustre surtout comment ce défaut est le meilleur ferment du dépassement, l’appel d’air de l’écriture, la nécessité de raconter autrement sa vie pour s’en faire actrice. Car il s’agit bien sûr aussi de cela : comment s’inventer en tant que femme, autrice surtout. Dans cette histoire qui fait « comme s’il s’agissait de poursuivre une histoire dans laquelle les personnages originels avaient été remplacés par d’autres, que leur ressemble dans les grandes lignes mais qui ne sont pas exactement les mêmes. », on pourrait reconnaître une inscription de l’autrice, une douteuse trace autobiographique, dans le permanent souci matériel qui anime le fol enthousiasme de ce livre. De Belgrade, Milena écrit à Sam, ils construisent de loin, en dépit de rencontres plutôt ratées une passion vraie. Elle s’incarne dans son quotidien, dans les conditions d’écriture si justement évoquées par l’autrice. Les à côtés de l’écriture, la fabrique de l’écrivain par tout ce qu’il fait pour parvenir, se ménager un espace et un temps pour lui. Milena écrit des textes de commande, s’en sort plutôt pas mal ; Sam écrit des novellas sur leur rencontre, sur la folie de leur père. Il ne s’agit aucunement de décider si tout ceci sonne juste. Plus important à mes yeux, Sonia Ristić parvient à susciter l’enthousiasme. Aucune résignation chez elle, aucune ironique distanciation qui dénoncerait une peu gracieuse position de surplomb. « Est-il possible d’ailleurs de se raconter sans se mettre à inventer, sans s’y perdre un peu soi-même ? » Entre Milena et Sam s’invente une très belle liaison littéraire. La plus belle histoire d’amour reste celle qui est en train de s’écrire, qui, dans sa mise en récit interroge la manière, les codes, dont elle se produit. Un spectateur qui se tait, un triangle amoureux, un disparu. Difficile liberté. Toute la question entre Sam et Milena, deux modèle d’écrivains possible, serait de déterminer la part de réalité, de vécu vérifiable dont un auteur doit investir son texte. Sonia Ristić parvient à n’imposer aucune réponse, à suggérer plutôt une mise en fiction, un égarement, une invention. Des jolis jeux de dédoublements. Une sorte de navigation entre les textes qui seraient une façon de se réinventer, de contempler en autrui ce que l’on parvient à deviner, à fuir, en nous dans notre compréhension toujours parcellaire. Une expérience inachevée comme un reflet le moins incertain de notre quotidien. Craintif, nous ne faisons qu’effleurer la vérité d’autrui, on reconstruit dans les failles ce que l’on peut deviner, par ressemblance suggère l’autrice, de nous-mêmes. Sans doute est-ce là une façon de dire notre époque. Triptyque en ré mineur est surtout, dans sa troisième partie, un portrait de l’autrice durant le confinement. Un autre journal d’épidémie. Le défaut qui, pour moi, exige la mise en récit. Tu n’as rien vu à Berlin pour paraphraser un film de Resnais. Sonia Ristić devait aller à Berlin pour renseigner sa seconde partie. La situation pandémique a rendu ce déplacement impossible. Le roman s’est alors construit ailleurs. Oserait-on dire s’est inventé d’autres dédoublements.

Tomber amoureuse, tout comme écrire, c’est la possibilité de repartir de zéro, de se réinventer.

Alors, certes « quelle idée que de chercher la légèreté auprès d’une vieille dame psychotique. » Milena rend visite à son père atteint de délire paranoïaque. Elle rencontre une autre pensionnaire, elle raconte le récit de dédoublement qu’elle lui livre. La vérité comme traduction d’une hallucination ? Rien qu’un autre visage d’un amour éperdu, une belle histoire où tenter une réinvention de soi. Sonia Ristić a l’élégance de ne pas préciser le degré de réalité de ses dédoublements. Tout ceci est peut-être une invention, une histoire d’amour dans le Berlin des années 20-30 qui servirait à dire, à mettre en résonance, en musique comme le suggère le titre, la dernière histoire d’amour. La dernière partie livre le récit d’Ana, double probable de l’autrice surtout dans ses insuffisances. C’est con l’amour, c’est souvent si ordinaire, ça tient surtout à ce que l’on ne veut pas en laisser passer. Ana reçoit les lettres de Milena, sa nouvelle sur Berlin, elle veut à tout prix y voir un envoi de son amour perdu avec Noah. Il me semble qu’alors fonctionnent les troubles miroirs de la fiction. Triptyque en ré mineur montre à quel point nous sommes l’accumulation de traumatismes. Une discrète, comme en bordure, évocation de la guerre des Balkan. Le souvenir d’une si longue errance, des années de survie, des métiers divers et des lieux hasardeux où dormir — c’est aussi cela le métier d’écrivain. Par pudeur, par crainte personnelle peut-être, on serait prêt à passer à côté de l’essentiel : la si juste évocation de la folie paternelle, la crainte qui jaillit sur les filles, les réserves ainsi mises à ce qui se nommerait à la lettre l’amour fou. Anna hérite surtout de cela, Sonia Ristić trouve une façon détournée, forte, d’en parler. Toujours d’une manière matériellement très juste, incarnée.


Merci aux éditions Intervalles pour l’envoi de ce roman.

Triptyque en ré mineur (261 pages, 19 euros)

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