Le pion Paco Cerda

Les sacrifiés de l’Histoire, ceux qui, pions, sont manipulés dans un jeu qui les dépasse. À partir de l’affrontement — Stockholm 1962 — entre Bobby Fischer et Arturo Pomar, Paco Cerda recrée le monde bipolaire de la guerre froide, celui surtout d’une Espagne franquiste en pleine torturante décomposition idéologique, en pleine coupable ouverture vers le capitalisme. Derrière une structure qui reprend chacun des coups joués lors de cette partie, Le pion donne une vision collective à travers une multitude de destins individuels, de biographies renseignées et fait ainsi défiler une époque dans toute son horreur.

On pourrait commencer par un semblant de réticence, précisément une prise en compte du contexte collectif, celui de l’histoire littéraire, dans lequel s’inscrit Le pion. Ça ne marche pas tout à fait, le rapprochement dans une figure attendue ne doit pas entièrement fonctionner, doit pointer sans cesse ses défaillances comme s’il était impossible de croire en une histoire en dehors du commentaire que l’on en tire. Ce sera, à mon sens, la principale défaillance de ce livre : son caractère un rien insistant qui pointe ce que la métaphore du pion, des échecs peut-être même plus généralement peut avoir de poussif. Rappelons, pour tous ceux qui, comme moi, ne connaissent rien à ce jeu, à son arbitraire réduction du monde à des combinaisons mathématiques en principes prévisibles, que le pion est la pièce la moins mobile, avance tout droit dans son destin que l’on peut alors dire unilatéral, qu’il est aisément sacrifiable, même si, s’il atteint le bout de l’échiquier, il est le seul à pouvoir récupérer une dame perdue. Paco Cerda insiste un rien sur cette possibilité, en donne des incarnations diverses que parfois on peut penser un rien tiré par les cheveux, tenues seulement par la contrainte formelle d’écrire 77 chapitres, autant que de coups joués lors de cette partie. Notons aussi que cela devient alors le point le plus intéressant du livre : in fine, cette partie ne résume pas véritablement l’hapax d’un instant historique, l’illumination qui pourrait en faire un événement. La littérature, peut-être, ne dit que des perceptions défaillantes, des approches peu ou prou ratées de ce qui n’est jamais vécu comme un moment historique. Parfois, avouons-le, on en vient à se demander s’il ne faudrait pas accorder plus de confiance dans nos arrangements. Point de vue parcellaire sur une Histoire sans vérité.

Pourtant, vous l’aurez compris, c’est dans ces défaillances que ce livre touche à l’essentiel, au vide. Nous retrouvons alors la méthode de Paco Cerda, celle qu’il reprend du si intéressant Les quichottes. Il faut toujours s’inventer un genre à soi. Ne certes pas oublier ce qu’il a de commun. On aime l’idée de la non-fiction, de l’amalgame entre un travail de journaliste, d’historien et, disons, d’écrivain. Ici, la portée littéraire est sans doute moins patente que dans Les quichottes. On la lit à travers deux très belles citations. La première est celle de Borgès « Quel dieu derrière Dieu, tisse la trame ? » Qui manipule qui, qui peut vraiment prétendre comprendre tous les enjeux de l’échiquier historique, quel dément démiurge pourrait prétendre les prévoir ? 64 cases, une autre forme de néant. On le sait, on ne raconte une histoire que dans le savoir de sa terminale insignifiance. Pion ou roi, une fois la partie terminée, nous retrouvons le noir anonymat où l’on range l’échiquier. Paco Cerda interroge alors ce que l’on gagne vraiment aux échecs. Comme dans la vie, désolé pour la poussive comparaison, le mieux serait peut-être de concéder une partie nulle. Notons d’abord le prudent travail de renseignement, l’implication de l’auteur dans son sujet. Il parvient, même si on y est peu sensible, à rendre tangible les tensions d’une partie d’échecs, les enjeux, la lassitude. Un milieu bien particulier surtout dans le contexte dont il dresse un portrait révélateur de par sa fragmentation même.

Au fond, on devrait surtout le dire ainsi : Le pion se révèle passionnant par ses écarts. Il ne s’agit pas seulement de dire la guerre froide, l’affrontement bipolaire entre Américains et Soviétiques, la manière de toujours détourner le conflit sur d’autres terrains. On rappelle pourtant ici la suprématie russe dans ce qui paraît un sport national. Instrumentalisé cela va sans dire. Paco Cerda nous offre alors une manière de double exofiction. Une biographie renseignée de Bobby Fischer, le premier pion. Symbole d’une Amérique paranoïaque ; pion qui croit échapper à la manipulation derrière la trame. Les échecs, l’autre nom de l’enfermement mental. Le désir hystérique, régressif, d’un monde organisé, prévisible. Fischer et l’odeur de la pauvreté, le désir d’y échapper, le simple pion devient diva, impose ses caprices monomaniaques : the american way of life précisément quand il dérape. La partie de Stockholm devient intéressante quand elle permet de donner un autre destin à l’antagonisme ambivalent. Après avoir dit son attrait pour ce qui met du temps à disparaître (la désertification dans Les quichottes ou ici les enfants prodiges), Paco Cerda dit les victimes de l’histoire, symbole aussitôt renvoyés à leur obscurité. L’Espagne franquiste au seuil de son effondrement. Pomar est un enfant génial, un adulte dont le génie n’a su être entretenu. On lit à travers lui toute l’indigence de l’Espagne dans ce moment si particulier, moins connu je le crois qu’est le soutien des États-Unis (notamment en échange de pétrole) au régime agonisant (toujours dangereux dans la conscience de sa chute inéluctable) de Franco. Hymne alors à ceux qui résistent et, comme des pions, se font broyer. Les mineurs d’Asturie, les mouvements des femmes, les étudiants. Si on pense d’abord dispensable le rapprochement avec la lutte américaine pour les droits civiques, Marilyn Monroe, on finit par comprendre l’unité historique complexe de cette année 1962. Pomar jamais n’est soutenu, il apprend les échecs dans de pauvres fascicules, reste toute sa vie un pauvre postier, s’accroche, tient à cette puissante et paralysante résignation, celle de l’Espagne franquiste. Les visages de la dictature, répression et inhumanité, mais les pions continuent à avancer.


Merci aux éditions la Contre-Allée pour l’envoi de ce livre.

Le pion (trad : Marielle Leroy, 374 pages, 23 euros 50)

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