Le livre de Sacha Véronique Sales

Poursuite des différentes incarnations de la grâce, ballets des différentes, et voyageuse, existences d’un groupe d’amis réunis autour de Pacha, un ethnographe fantasque hanté par son progressif aveuglement et les disparitions jalonnant ses tumultueuses vies. Dans la finesse de ses portraits, dans l’ambivalence entre profane et magie, enchantement et étriquée existence quotidienne, Le livre de Pacha livre une belle spéculation sur les Moi différents dessinés par la mémoire, sur les altérations de nos amours, les attractions de nos amitiés, et notre effréné désir d’ailleurs qu’il passe par l’ethnographie ou l’écriture. Dans une prose miroitante comme la magie qu’elle guette, dense comme les désillusions ainsi traversées, comme la complexité de ce que nous percevons, Véronique Salles construit une belle méditation sur nos voyages au travers la disparition.

On est ravi de retrouver Véronique Sales, on aimerait entendre parler de son livre. Notons d’ailleurs que nous la retrouvons, comme dans son roman, d’une manière dénuée de transparence, dans ce qui est sans doute une reconstitution, une tentative de prolonger l’enchantement à l’instar de chacun des personnages du Livre de Pacha. On voudrait croire, puisque c’est sans doute cela, retrouver, lire ce roman telle une poursuite du précédent, le si beau Okoalu. Une illusion d’optique. Une première version de ce roman a déjà été publié en 2010. Difficile de savoir ce qui est postérieur et ce qui poursuit Okoalu qui déjà s’emparait du thème de la disparition sur une île déserte, sur la possibilité d’y survivre, qui déjà surtout plongeait le lecteur dans un monde un rien suranné, élégant, cruel. Ici, notamment par la reprise de son système des trois adjectifs, difficile de ne pas penser à Proust. Nous reviendrons sur la constitution de la mémoire, parlons du milieu élégant, bourgeois dans son sens le plus étriqué, mais aussi dans son confort qui permet tous les dépassements. Entouré de coussins, on lit de la philosophie en mangeant des dates, on dirige une revue d’ethnographie, on écrit des livres qui si peu se vendent, on passe d’une maison secondaire à l’autre, de la Suède à l’Anatolie, du Maine à la France. Un de mes biais de lecture, peut-être par jalousie obstinée, est de trouver détestable cette propension au roman à s’enfermer dans ce genre de monde. Le raffinement, désespéré, des sentiments sans doute est à ce prix. Une distanciation de classe à ce que l’on vit, une éducation et des conditions matérielles qui permettent de s’habituer à ce que les choses aillent de soi. Sans cynisme, heureusement chez Véronique Sales, « c’était vraiment, professait-il, le mal de cette époque, la gangrène qui bientôt toucherait le cœur, le gout exacerbé du sarcasme et de l’analyse. » Pendant que nous en sommes où réticences mal venues, avouons nous être parfois senti un rien égaré dans la succession de portraits de femmes, toujours un rien similaires dans leur étrangeté à elle-même. Nous touchons pourtant ici à ce qui fait le cœur palpitant de ce livre, cette réticence et cette aspiration, ce dégout et cette crainte, dont s’emplit notre si nécessaire appréhension du sacré. Peut-être n’est-il question que de cela dans ce très beau roman. Alors sans doute faut-il en passer par la vie profane, étriqué puisque l’adjectif revient, que souvent il convient d’outre-passer, ne jamais se résoudre à se confondre tout à fait à la vie que, en apparence, nous menons. Le roman se doit d’en restituer la part de rêve, les dédoublements du passé, les accompagnements cherchés dans les mythes ou dans l’ailleurs. Pour parler du style de l’autrice, prenons, la question de l’écriture qui se trouve, avec une certaine ironie bien sûr, définit par ses personnages : « elle ne s’interdirait pas d’embellir un peu les choses, de donner à la réalité un peu plus d’épaisseur, de grisé, ou s’il le fallait, un peu plus de netteté dans les contours. » Véronique Sales y parvient, je pense, en découpant ses scènes, une suite d’instantanées troués par des percées du passé, de très jolis rencontres. Notons d’ailleurs qu’elle définit alors ce que nous pourrions confondre avec son style, comme un rêve, une double vie que sans cesse ses personnages mènent :

Chacune, et ses sinuosités, ses dissonances, ses innombrables répercussions, était étirée, travaillée, polie, jusqu’à vers des siècles de littérature, le trésor amoncelé de toutes celles qu’avant celle-là il avait lues, aimées, apprises, ou déjà écrites. ce qu’elle trouve exactement la forme souhaitée, celle qui lui convenait, la seule, la sienne propre, à son exacte mesure, qu’il avait fallu dégager de la gangue des conventions, des usages, exhumer, à travers des siècles de littérature, le trésor amoncelé de toutes celles qu’avant celle-là il avait lues, aimées, apprises, ou déjà écrites.

Puis André se réveille, de tout ce style ne demeure qu’une obscure et obstinée prémonition, une vaine recherche. Il continue à écrire des livres polies, sans dégoût ni colère. Et disons-le, pour l’autrice avec une cruelle empathie, dans l’exacte ambivalence des sentiments, magnifiques, risibles, touchants. La densité de son écriture suspend le jugement. Chacun de ses personnages est montré comme égaré dans sa vie rêvée, dans les dépassements de se vouloir, comme Pacha, s’inventer sans cesse une autre vie. Depuis Proust, au moins, la mémoire revient à notre capacité à s’inventer d’autres moi, à survivre aux intermittences du cœur, à revenir de nos voyages, à composer avec nos deuils. On l’a dit, Le roman de Pacha se constitue d’une suite de scène parasitées par le passé, transmuées pour ainsi dire par l’actualisation du souvenir qu’elles permettent ou exigent dans ce « livre dont Pavel serait le héros, un conte russe, incantatoire, insolite, la farandole des démons. » Si nous ne nous avançons pas trop, puisque c’était déjà le thème de Okoalu, comme hantée par le dédoublement par disparition de notre ombre gémellaire. Pavel, dit Pacha, perd son frère Platon qui, comme dans le mythe, dans les très beaux récits qui trouent le texte sans que l’on en perçoive d’emblée la raison, est dévoré par la forêt, rejoint la terre des enchantements. Nous vivons à l’avant de nos arrières-mondes, dans l’attente de ce « sentiment du sacré, l’étonnement devant tant de savoir et de simplicité. » Pacha le trouve dans ses amours éperdues, dans ses voyages. C’est une des grandes valeurs de ce roman, il est aussi récit de voyage, description lapidaire des ailleurs de cette communauté qui jamais n’y renonce. On suit alors les souvenirs, les retours en arrières, autant d’éclairage avant de devenir aveugle, cet espoir dont jamais le roman ne devrait se départir : « Ils connaitraient cette grâce d’aimer et de vivre, à nouveau. (…) Tout recommencerait ; il vivrait à nouveau sa vie pleine et songeuse : elle n’avait pas de fin. » Pacha ethnographie le monde, l’aime, refuse ses mensonge, le vit, enfin.


Merci aux éditions Vendémiaire pour l’envoi de ce roman.

Le livre de Pacha (300 pages, 22 euros)

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